MANCHETTE AVANT LA LETTRE

APHRODITE-MANCHETTE

Fin 69, et alors qu’il cherche à caser chez divers éditeurs L’affaire N’Gustro, Jean-Patrick Manchette se voit proposer par Georges Lesser, du groupe Presses de la Cité / Solar, l’écriture d’un « porno de luxe » dans le cadre d’une « collection pornographique snob qui se lance. »

« Porno de luxe, ou plutôt de faux luxe, » note-t-il dans son Journal, « une sorte de Delly revu par l’invasion actuelle de représentation sexuelle parmi les produits de consommation. » Avant de détailler : « Les deux seules façons de rendre un tel travail supportable serait, 1° le traiter en hyper sophistiqué, style sadien, allusions littéraires, etc. 2° faire une moderne Philosophie dans le boudoir. Il serait aventuriste de commencer par le 2°. »

Ainsi en sera-t-il. Les chasses d’Aphrodite auront le hors-piste prudent. Dans cette affaire de safari sentimental et sanglant, tout est de prime abord calculé pour coller au petit 1 du plan Manchette.
Dolmancé et Madame de Saint-Ange n’auront pas voix au chapitre ; l’influence première sera plutôt à chercher du côté de chez Pauline Réage, comme il était de coutume à l’époque lorsqu’un auteur officiait dans le pornographique luxueux. André Pieyre de Mandiargues s’en lamentait alors fort justement : « La plupart des romans érotiques qui paraissent aujourd’hui, avec une abondance que je trouve aussi fastidieuse qu’inquiétante, sont des imitations ou de vulgaires plagiat de l’Histoire d’O. »

Heureusement, Les chasses d’Aphrodite dépassent rapidement ce cadre imposé par la mode. Le jeu de soumission entre un bourgeois sadien et sa virginale orpheline se transforme en jeu de massacre et, sans pour autant disparaître, la pornographie cède le pas au roman d’aventure sanglant à option politique.
Chassez le naturel, il revient au galop.
Et si Manchette ne néglige pas l’emploi d’une certaine rhétorique marxiste (« J’aime philosopher. Mais la philosophie est la pensée des propriétaires » fait-il dire à ce bourgeois cérébral qui s’imagine grand seigneur révolté), il n’oublie pas non plus sa passion pour le hard-bop et réussi à combiner ses deux marottes en une longue scène fragmentée se déroulant dans une discothèque jazz et dégénérant en une émeute raciale inspirée par celles de Watts en 1965 – événement insurrectionnel que les Situationnistes étudièrent avec beaucoup d’attention.
Ici, Black Panthers et adolescents inorganisés sèment la panique dans les rues, brûlent des bagnoles et tuent des flics tandis qu’une prostituée noire se fait violer par une foule de manifestants et de pilleurs – le tout traité avec un cynisme rappelant le ton de l’Affaire N’Gustro.

« L’attroupement se défait. Les voyous et les passants s’enfuient de toute la vitesse de leurs jambes. Seule reste, étendue, écartelée, la prostituée noire. Son ventre, ses seins, sa bouche sont barbouillés de sueur, de sang et de sperme. Elle remue vaguement. De la fenêtre du premier étage, [on] l’entend distinctement gémir.
– Ah, fait la noire, mon peuple m’a défoncée ! »

Comme pour ses précédents travaux alimentaires (la série d’aventures pour ados, Les têtes brûlées), Manchette turbine de conserve avec le scénariste Michel Lévine. Difficile, dans cette partie d’écriture à quatre mains, de savoir qui fit quoi. À priori, Manchette écrivait un premier jet et Lévine rallongeait la sauce.
Ainsi, et à l’opposé du style comportementaliste qui fit le sel de ses romans noirs, tout est expliqué, sur-exposé, psychanalysé.
Motivations, blessures, fantasmes, failles, tout répond à des concepts plaqués sur la gueule des protagonistes comme des bulles de photo-romans. Sexe et virilité, violence et frustration, intellect et manipulation, animalité et sauvagerie, liberté et révolution.
Dialectiquement, la démonstration est plutôt faiblarde mais fonctionne de par les lois frustes du genre populaire. Inutile de finasser. La littérature binaire table toujours sur le spectaculaire de sa force de frappe.
Manchette avait parfaitement assimilé ce principe.

La collection porno snob ne vit pas le jour. Régine Deforges racheta le bouquin à Manchette et Les Chasses d’Aphrodite parurent dans sa collection L’Or du Temps qui, en dépit de sa référence à la fameuse phrase d’André Breton – je cherche l’or du temps – misait moins sur les perspectives d’un surréalisme débridé que sur une captation toute pécuniaire de l’air du temps : sexe et violence.
En cela, ces Chasses remplissent parfaitement le contrat et se payent même le luxe d’avoir un longueur d’avance sur une bonne part des productions licencieuses de l’époque.
Avec son mélange de porno et de polar, son rythme frénétique et son intrigue au couperet sardonique, le roman rappelle plus certains récits noir des collections de poche érotique à venir (Eroscope et Brigandine en tête) que les molles érections des grand-formats crapoteux qui se vendaient alors par correspondance et se recevaient sous pli discret.
Même dans le registre de l’alimentaire pur, Manchette savait toucher juste.

Les Chasses d’Aphrodite, Zeus de Castro
Régine Deforge / L’Or du Temps, 1970.

JEAN-CLAUDE FOREST / UNE CHANSON

Jean-Claude Forest n’avait pas froid aux chasses. Entre deux bédés aux atours plus classiques, le papa de Barbarella expérimentait tous azimuts : collages en couverture de la revue Fiction, photo-roman pour la revue Plexus, animation pour l’émission de télé Dim-Dam-Dom et enfin pop-music dans les pages de la revue Phénix.
Titre du morceau : L’homme à la méhari. Date de sortie : 1973.
Du pur tube undergrounde ayant troqué les ondes longitudinales de l’acoustique pour les traits courbes du dessin encré.
Inutile de tripoter le bouton du volume. La chanson s’écoute avec les yeux et ressemble à ces jerks merveilleux que pondaient en loucedé d’obscurs groupes gaulois de la fin des sixties – les Papyvores, les Fleurs de Pavot, Guy Skornik, Bruno Leys – tout ce bruyant bastringue que l’on retrouve notamment sur les compilations Wizzz du label Born Bad : guitares fuzz, batterie freakbeat, échos sidéraux et arrangements hel-èss-diques.
Allé, chauffe, Jean-Claude !

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LA PAPESSE ET SES APÔTRES

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Roman fulgurant écrit en 1931, à la fois récit érotique, fantastique et satanique, La Papesse du Diable opère une parfaite synthèse entre fiction populaire et fièvre surréaliste.
« Le Vieux Monde s’écroule, le sang coule, les ruines s’accumulent. La désolation règne partout et Elle apparaît, chevauchant un grand cheval blanc. »
Elle, la papesse du Diable, l’Archimagesse, la Reine du Monde, l’égale des Dieux.
Avec son armée arabo-asiatique, elle ravage l’occident, plante le drapeau jaune frappé d’un croissant vert et d’une swastika rouge en plein Paris et crucifie le dernier pape en haut de la tour Eiffel.
Véritable foire apocalyptique en 140 pages, La papesse du Diable ne tergiverse pas. Son sabbat est sauvage et païen.

En cela, le livre est parfaitement fidèle au programme surréaliste de la période héroïque – ce milieu des années 20 où Breton et les siens louaient la sagesse orientale, vomissaient une Europe mortifère, en appelaient aux « archanges d’Attila » (Desnos) pour nier et régénérer leur monde.

« Venez, jetez bas nos maisons » écrivait Artaud (in La Révolution Surréaliste # 3) tandis qu’Aragon, dans ses fragments d’une conférence prononcée à Madrid le 18 avril 1925 (RS # 4) lançait l’anathème :
« Monde occidental, tu es condamné à mort. Nous sommes les défaitistes de l’Europe, prenez garde, ou plutôt non : riez encore […] Nous nous liguerons avec les grands réservoirs d’irréel. Que l’Orient, votre terreur, enfin à notre voix réponde. Nous réveillerons partout les germes de la confusion et du malaise. Nous sommes les agitateurs de l’esprit. […] Juifs, sortez des ghettos. Qu’on affame le peuple, afin qu’il connaisse enfin le goût du pain de la colère ! Bouge, Inde aux mille bras, grand Brahma légendaire. À toi Égypte. Et que les trafiquants de drogue se jettent sur nos pays terrifiés. Que l’Amérique au loin croule de ses buildings blancs au milieu des prohibitions absurdes. Soulève-toi, monde ! »
Et de conclure : « Riez bien. Nous sommes ceux-là qui donneront toujours la main à l’ennemi. »

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Mais revenons-en à La papesse du Diable. Si certains en attribuent la rédaction à Renée Dunan (que l’on croise en page 66 de l’édition Losfeld) ou à Robert Desnos (pour quelle raison ? aucune idée), se cachent en réalité sous les pseudonymes de Pierre de Ruynes et Jehan Sylvius le romancier populaire et poète méconnu Pierre Renaud (ou Comte Pierre Renaud du Flot) et le surréaliste atypique Ernest de Gengenbach, alias Jean Genbach, auteur des fameux L’Abbé de l’abbaye et Satan à Paris.

Au sujet de ce dernier, et à défaut de posséder son « autobiographie mythomaniaque » (L’expérience démoniaque, paru chez Minuit en 49, repris chez Losfeld en 68), on peut se référer à la troisième partie, chapitre II, de l’Histoire du Surréalisme de Maurice Nadeau (éditions du Seuil, 1945) :
« Abbé chez les Jésuites de Paris, il s’éprend d’une actrice de l’Odéon [en fait, Musidora, la Vamp de Louis Feuillade et l’idole des Surréalistes] et fréquente en sa compagnie restaurants et dancing. Défroqué par son évêque, il perd son amie qui ne l’aimait qu’en soutane, et tombe par hasard sur un numéro de la Révolution Surréaliste au moment où il pensait se suicider. Il ne se jette donc pas dans le lac de Gérardmer […] mais entre en contact avec Breton et ses amis. On le voit au Dôme, à la Rotonde, un œillet à la boutonnière de la soutane qu’il a revêtue à nouveau par provocation, une femme sur les genoux, pris à parti par les biens-pensants qu’il prend plaisir à scandaliser. Il partage son temps entre une vie mondaine scabreuse, le repos chez une artiste russe à Clamart, et la retraite à l’abbaye de Solesmes. »

Un sacré coco qui se repentira (passagèrement) de ses excès surréalistes à la fin des années 30 en dénonçant Breton « comme l’incarnation présente de Lucifer » et que l’éditeur Eric Losfeld évoque, avec une affection non feinte, dans son autobiographie Endetté comme une mule (Belfond, 1979) :
« En fait, je connaissais, depuis l’époque où je fréquentais le Scorpion [maison d’éditions fondée par Jean d’Halluin en 1946], ce personnage qui eu le don de m’éblouir, quand ce ne serait que par son orgueilleuse allure. La confusion heureuse de l’après-guerre lui était favorable. […] Le procès retentissant, scandaleux, de l’ancien résistant René Hardy avait repointé sur Gengenbach les projecteurs de l’actualité, car cet officier avait une maîtresse qu’il partageait avec Gengenbach, une sorte de magicienne nommée Lydie Bastien : une femme d’une grande beauté et qu’on accusait d’être l’ange noir du colonel Hardy.
[…] c’était un tapeur, c’est toujours un tapeur hors concours. Son excuse était et reste une réelle misère
. […]
Quand je l’ai retrouvé, il s’était fait consacrer évêque cathare de la Montagne noire. À l’entendre, il avait même créé un schisme. Il m’a confié le manuscrit (impubliable, vu son épaisseur) de son Rituel de la messe d’or, « trait d’union » entre la messe noire et la liturgie traditionnelle, entre l’érotisme luciférien et son contraire, la chasteté des officiants catholiques. Bref, un chaos de contradictions. »
S’en suivent quelques anecdotes avant que Losfeld ne conclue par un rappel au présent :
« Je venais de terminer ces lignes lorsque le facteur m’a apporté une lettre dont l’écriture est celle de Gengenbach, mais comme déformée par la douleur. Il m’apprend qu’on vient de lui couper la jambe à la suite d’une artérite. »

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Gengenbach décédera le 26 décembre de la même année, un mois après Eric Losfeld (18 novembre 1979).
Pierre Renaud, l’autre signataire du roman, s’était quant à lui éteint quatorze ans plus tôt, oublié de tous.
Dans La Papesse du Diable, la réalité est tout autre – merveilleux privilège de la fiction. Les deux auteurs comptent parmi les poètes préférés de la Papesse et si l’on apprend que Pierre Renaud termina ses jours « en odeur de sainteté, sous le froc cistercien, dans un vieux monastère ibérique », Gengenbach, lui, y est « devenu archevêque de Pékin. »
Mais, rajoute la cruelle Papesse, « il était déjà bien vieux lorsque les Chinois lui coupèrent la tête, qui fut promenée au bout d’une lance devant mon palais… »
Définitivement, les barbares sont sans pitié.

MAGIE NOIRE 1964

Entracte d’émerveillement oculaire. Certains livres se laissent acheter à la faveur d’une couverture étrange et des illustrations hors-texte l’accompagnant. Le reste n’est qu’anecdote.
Ainsi, ce Bilan de la Magie (éditions Albin Michel, 1964) que Maurice Bessy dresse avec sérieux et application ne vaut-il pas les Nuits Secrètes de Guy Breton ou les Mauvais Lieux d’Ange Bastiani : tout cela manque de roublardise et de licence.
Heureusement, deux photographies jointes au chapitre VIII – Magie Noire 1964 – comblent ces attentes d’un régal macabre et voyeuriste que le texte peine à satisfaire.
Pour l’anecdote, elles sont l’œuvre de Michel Brodsky, beau-frère de Marc Chagall.

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POUPÉES GOURDON

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LE DIABLE AU SOLEIL, FLEUVE NOIR ESPIONNAGE # 839, 1970
OPÉRATION PONCTUELLE, FLEUVE NOIR ESPIONNAGE # 869, 1971
AUX BONS SOINS DU VICOMTE, FLEUVE NOIR ESPIONNAGE # 870, 1971

Les romans d’espionnage du Fleuve Noir, on sait pourquoi on les chine. Pour les jolies nénettes peintes en couverture. Surtout celles de la période fin 60 à mi-70, ce moment de l’histoire des sous-littératures qui vit S.A.S triompher sur le marché du hall de gare et les autres, à la traîne, essayant de raccrocher tant bien que mal les wagons de la surenchère sexualosanguinolente à coup de scène choc par-ci et de plan cul par-là.
Évidemment, du simple fait qu’il annonçait d’entrée la couleur aux clients indécis, Michel Gourdon, l’illustrateur légendaire des collec’ Spécial-Police et Espionnage du Fleuve, fut largement mis à contribution. Fini les espions en trench coach qui affichaient en couvertures leurs trombines viriles et place aux nistonnes en nuisettes, gambettes primesautières et parechocs audacieux. Trois exemples – encore assez prudes – ci-dessus. Soyez rassurés, les années qui suivirent virent les quantités de tissu réduire et les tétons s’affûter dans une logique artistique propre à renverser le plus maussade des chauffeurs de poids-lourd.
Quant aux textes que ces mignonnes petites ponettes emballent, ce serait faire erreur que de sans cesse les négliger. Si l’on fera, par exemple, constamment l’impasse sur les romans de Marc Arno (plus emmerdant qu’un mauvais Coplan), ceux de Fred Noro sont toujours de petites réussites dans le genre « action et bons sentiments » et ceux de Michel Carnal, ce Hussard de l’espionnage, mériteraient à eux-seuls un très long article tout à la gloire de son personnage principal, Philippe Larsan, un mec désabusé, nonchalant et caustique au point d’évoquer le François Sanders de Roger Nimier, cette refonte 1945 du héros romantique à la pose baroque et fatigante.
On y reviendra.

DIABOLIQUE FAVIERES !

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DIABOLIQUES RENDEZ-VOUS, ANDRÉ FAVIERES
JAQUIER / LA LOUPE POLICIER, 1958

Il y a, dans les petits romans qu’André Favières publiait aux éditions Jacquier, une certaine excentricité qui rappelle ces récits populaires de l’entre-deux-guerres, ces succédanés de Fantômas, ces imitations ratées de crimes anglais, ces pastiches échevelées d’Edgar Allan Poe.
Ainsi, dans Diaboliques Rendez-Vous, l’habituel duo des romans policiers de Favières, le commissaire Armand et l’écrivain criminaliste André Gerard, traque un mystérieux criminel qui assassine des femmes en les étranglant avec leurs propres bas.
Comme (presque) toujours, le roman se déroule à Nice et l’ambiance s’y fait plutôt gothique. Ombres menaçantes, brumes maléfiques, hurlements qui déchirent la nuit et ces fameux points de suspensions à tout-va, marque de fabrique d’un auteur passé maitre en l’art du frisson à quat’sous et de l’épouvante désuète.
L’ensemble ressemble à un de ces Krimi farfelus que l’industrie cinématographique Allemande produisit en masse dans les années 60 et qui influencèrent ostensiblement les gialli italiens. Meurtriers en gants noirs, détails extravagants, dérèglements sexuels, révélations saugrenues.
Dans Diaboliques Rendez-Vous, des femmes sont enlevées par un sadique en plein délire fétichiste tandis que la police soupçonne un artiste de nu aux apparences de proxénète. Une étrange poudre blanche est retrouvée sur les lieux du crime et une lettre déchirée semble designer l’assassin. Un singe meurtrier s’attaque à nos héros, un sculpteur fou moule ses victimes dans du plâtre et des suites de fusillades éclatent en onomatopées.

« Tacatacatacata… Ziiiiouuum… Tacatacatacata… »

…écrit Favières. Aux yeux d’un lectorat sérieux, notre homme passera sans aucun doute pour un sacré clown, un fantaisiste un peu crétin, l’exact opposé de l’écrivain policier appliqué. À coups d’intrigues bizarroïdes, il malmène le rationnel, met à pied la logique, décapite la cohérence. Voila un bel artisan du Grand-Guignol en littérature. Ses personnages sont des pantins, l’invraisemblable est monnaie courante. Il s’agit d’accumuler le plus de rebondissements, de situations inextricables, de séquences aberrantes, afin de mieux faire frémir son prolo de lecteur, cet être foncièrement crédule.
À la fin, plus rien ne tient debout, c’est la grosse déglingue déductive. Favières tente bien évidement de recoller les morceaux en un long épilogue explicatif d’une vingtaine de pages mais les dégâts sont trop importants. Bast ! Si vous aimez les auteurs qui retombent sur leurs pattes, allez voir ailleurs si le plaisir y est. Ici, l’arrivée en bonne et due forme ne compte pas, seul le trajet – alambiqué, tortueux, cocasse – est à considérer.
Et si Diaboliques Rendez-Vous n’est certainement pas ce que les gens tristes appellent un « bon roman », il n’en reste pas moins un divertissement passionnant de par ses accents baroques, ses remugles morbides, ses savoureuses incohérences et sa volonté constante de dépasser la mesure en dépit du bon sens.
Car chez Favières, trop, ce n’est jamais assez.
Et c’est tant mieux !

PLAISIR DES YEUX : GEORGES PICHARD

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Revue Fou-rire, mars 1953, chez De Valance éditeur. Deux illustrations signées Georges Pichard, dont celle de couverture. Pour le reste, il y a tromperie sur la marchandise. Fou-rire ? En obtenir ne serait-ce qu’un à la lecture de cette petite revue où la grivoiserie bas du front le dispute au consternant sera ardu. Un morceau d’anthologie de l’humour colonial se déniche dans les toutes dernières pages de ce numéro : dans un village africain, deux noirs aux bouilles rigolardes-naïves et bouches lippues. Le premier découpe un corps humain et le second lui dit : « Moi, y en a demander la main de ta fille. » Roulement de caisse claire, éclat de cymbale. Qu’est-ce qu’on se marrait, en 1953 !

CRAC, BOUM, HUE !

SERUMSÉRUM DE SURVOLTÉ, ROGER VLIM
ÉDITIONS PROMODIFA / C.R.A.C. # 39, 1978

Ce sont des valeurs sûres, les petits bouquins porno des éditions Promodifa. Vous n’êtes pas en forme, vous en avez marre du quotidien, vous songez au suicide, vous ne savez plus quoi lire, hop ! vous ouvrez un Promodifa et vous voila tout ragaillardi. Promodifa, c’est le tigre dans votre moteur. Mesdames : le chibre dans votre moiteur. 192 pages d’un plaisir pur et intense. Même lorsque ce n’est pas bon (et ce n’est jamais bon !), ça fait du bien.
Par exemple, ce Sérum de Survolté, signé Roger Vlim, alias Roger Vilatimo, un Catalan qui ne fait pas dans la dentelle.
Le sérum du titre, c’est le sérum B.33, qui « décuple la force physique et l’agressivité de l’animal (ou de l’individu) à qui on l’inocule. » Le mec qui l’a mis au point, un savant Français domicilié au Portugal, veut le monnayer au plus offrant. Accessoirement, il aime aussi à s’envoyer en l’air avec sa domestique, une femme de ménage portugaise nommée Helena (sans ‘é’) Nogueira.

« Il la pénétrait toujours vigoureusement, presque sauvagement. C’était un poignard de chair brûlante qui s’enfonçait à chaque fois dans le corps d’Helena. »

Mais revenons-en au sérum B.33. La France charge l’agent secret Richard Gilles, Ric pour les intimes, d’aller en récupérer la formule, coûte que coûte et sans débourser un radis. Mais les méchants de l’I.I.D. – « l’International Information Department, cette tentaculaire organisation d’espionnage privée couvrant le monde entier » – sont eux aussi sur le coup… sans oublier la Chine communiste, en la personne de Li-Li Ming, la redoutable lesbienne maoïste !
Jusque là, je tiens le bambou. Je m’imagine facilement le déroulement de l’intrigue : Richard débarque au Portugal, se tape la Helena, fait la nique aux rombiers de l’I.I.D. avant de permettre à Li-Li Ming de découvrir les joies classiques des jeux à deux façon « mon moussaillon dans ta moussaka » mais, non, raté, j’ai faux sur toute la ligne !
Car sa crampe, le Richard, il ne se la soulagera pas une seule fois de tout le bouquin. PAS UNE SEULE FOIS ! C’est d’autant plus consternant que les occasions de tremper le biscuit ne manquent pas dans un roman Promodifa.
Des preuves ? Vise-moi donc ça :
Page 73, Richard tombe sur Helena, ligotée et dénudée. Stupeur : il n’y touche pas !
Page 95, une agente du I.I.D. aux appâts fort volumineux et à la « pose lascive très suggestive » lui fait du rentre-dedans. Incroyable : il reste de marbre !
Page 115, il se rend chez les putes et… et c’est le coup de grâce ! Il se rend chez les putes mais ne consomme pas ! Il y a des baffes qui se perdent.
Pendant ce temps-là, ce sont les méchants qui assurent le quota jambes en l’air du récit. Li-Li Ming viole Helena – « la bouche baveuse, elle massait de ses doigts frissonnants le sillon pourpre de la chair secrète » – avant de se faire défoncer la lunette arrière par les hommes de l’I.I.D., vaillants chevaliers de la cause virile et poètes rustiques à leurs heures perdues :

« – Fallait bien que tu goûtes au moins une fois au mâle, vieille pédale femelle ! lui lança un des types. »

À la fin, le pauvre Richard n’a toujours rien tringlé, n’a rien castagné non plus, Li-Li Ming saigne violemment du derche et les méchants se font tous zigouiller par une meute de rats dopés au B.33. Quant à moi, je me sens bien, requinqué, ravigoté, les accus rechargés par autant de réjouissante débilité.
Y’a pas à dire. Promodifa, c’est du tonnerre !