UN AVENTURIER HORS DU TEMPS

Henri Vernes, le créateur de Bob Morane, a fêté ses cent ans la semaine dernière. Annonce réjouissante en ces temps où la rubrique nécrologique ne semble guère désemplir. Il est, en quelque sorte, notre Olivia de Havilland, notre Kirk Douglas. L’ultime éclat d’un monde définitivement clos.

Longtemps, en effet, que les éditions Marabout ne publient plus de romans d’aventures pour la jeunesse. Longtemps que la littérature populaire ne se vend plus en kiosque de gare pour quelques fifrelins, ne se présente plus sous des couvertures peintes, violemment bariolées, ne connaît plus des tirages avoisinant les 200 000 exemplaires. Longtemps, surtout, que les lecteurs de Bob Morane ont remisé leurs culottes courtes au rayon des souvenirs couleur sépia.
Tout s’efface.

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Récemment – cet été pour être plus précis – j’ai ouvert un Bob Morane ; cela ne m’était pas arrivé depuis au moins dix ans (mais ne m’imaginez pas plus vieux que je ne suis : si j’ai découvert Bob Morane à l’école élémentaire, cela remonte au début des années 90). Je me suis donc saisi des Chasseurs de dinosaures, un grand classique de la série.
Bob Morane et son acolyte Bill Ballantine enquêtent sur la mystérieuse disparition de leur ami Frank Reeves, chasseur de fauves déjà croisé dans La Vallée infernale. Ce dernier, avec la complicité du professeur Hunter, inventeur d’une machine à remonter dans le temps, s’est rendu en plein mésozoïque afin d’ajouter le tyrannosaure, le tricératops et le diplodocus à son tableau de chasse.
Bien évidemment, Morane et Ballantine l’y rejoignent. Le lecteur n’attendait que cela ; il sera satisfait. Les dinosaures font trembler le sol, lancent leurs grands cris terrifiants. Armés de fusils à abattre les éléphants et de gros bazookas, nos héros (« ils appartenaient à cette sorte d’hommes toujours maîtres de leurs nerfs et capables de dominer les circonstances, si effroyables fussent-elles ») vendent chèrement leurs peaux. Plus loin, un volcan entre en éruption – le tertiaire ne va pas tarder à débouler – et l’ensemble se termine sur un paradoxe temporel que l’auteur envisage avec une légèreté propre à rendre chèvre un auteur de science-fiction sérieux.

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Affirmer que ces Chasseurs de dinosaures n’ont pas pris une ride serait grossier. Au contraire, ça a vieilli, et c’est heureux. Le temps a offert au roman une belle patine. La naïveté des situations, la simplicité de l’intrigue, les surprises que ménage avec succès l’auteur, tout cela rend la lecture joyeuse.
En page 68, se croyant à jamais prisonnier de ce lointain passé, condamné à y affronter pour toujours du reptile géant, Bob Morane se demande : « Servir de pâture à un dinosaure du secondaire sauvage ou périr atomisé au quaternaire civilisé, quelle différence ? »
Il y en a pourtant une, et de taille.
Car c’est dans le quaternaire civilisé, bétonisé, micro-ondé, nucléarisé, que peuvent se lire les aventures de Bob Morane.
Encore, et toujours.

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Les Chasseurs de dinosaures, Henri Vernes
éditions Gérard & C° / Marabout Junior # 94, 1957

PORTRAIT DU JEUNE POÈTE EN RUT

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L’amateur éclairé de bizarreries et d’étrangetés connaît Mario Mercier pour, au moins, un film érotico-fantastique, La Goulve (« le premier film de witch cinéma » annonçait l’affiche) et pour un très beau premier roman, Le Journal de Jeanne, récit d’un affrontement entre deux sorcières sexuelles mêlant délires sadiens, poésie pop de bédés pour adultes, fracas lautréamonesque, folklore mutant ; roman naïf et furieux qu’Eric Losfeld publia en 1969 sous une couverture à l’accroche mémorable : « une littérature brute. »

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« Le Journal de Jeanne a été l’occasion de mon premier grand procès » peut-on lire dans l’autobiographie du séditieux éditeur, Endetté comme une mule. « (…) je savais que ce n’était pas un livre de tout repos. Il y avait une gageure. C’était l’éblouissement ou la descente en flamme. »
Claude Gallimard, de l’honorable maison du même nom, fit le déplacement à la 17e chambre du Correctionnel de Paris afin de défendre un livre qu’il n’aurait certes jamais publié mais qu’un de ses auteurs, André Pieyre de Mandiargues, tenait en haute estime. « Tout simplement par rapport au langage, dont [Mercier] use avec autant de liberté et de rapidité que les esprits enfantins ou déréglés. »
Sans surprise, Le Journal de Jeanne écopa de la triple interdiction, mais cela n’empêcha pas Mercier de récidiver. Le jugement semble au contraire avoir agi sur lui comme un catalyseur. Son second livre, recueil de nouvelles intitulé La Cuvée de singes et s’ouvrant sur une très éclairante citation du Marquis de Sade (« On n’est point criminel pour faire la peinture des bizarres penchants qu’inspire la nature. »), a tout du hurlement d’enragé, sans peur mais plein de reproches envers ceux qui édictent les lois.

« Dans les écoles, la société gorgeait les élèves de haricots mais les empêchait de péter. Parfois l’un de ces drôles explosait sous la pression des gaz, éclaboussant de pelures gluantes les salariés de l’inamovible morale. »

Composé de 16 pelures gluantes, La Cuvée de singes fait vinaigre. Les juges, la police, l’ensemble du corps social y est voué aux gémonies. Bien décidé à n’épargner personne, Mercier enchaîne à un rythme frénétique des fables baroques au sens parfois obscur, fleurant bon la sauvagerie, la noirceur et la misanthropie poussées à l’extrême, enrobées des saletés d’usage : dégueulis, déjections, éjaculations en tout genre. Parfois, cela évoque les hoquets désespérés de Maurice Raphaël dans sa trilogie du Scorpion – Ainsi soit-il, De deux choses l’une, Le Festival. À d’autres moments, ce sont les débordements du Jacques Sternberg de L’Employé (éditions de Minuit, 1958) qui nous reviennent, ce trop plein de l’imaginaire qui enfle dans les phrases, comme un cancer, puis explose en gerbes de visions inouïes. Le verbe, chez Mercier, est un caméléon jouisseur en proie à de soudaines crises de démence éthylique.
« Je pisse (…) sur les maxillaires des censeurs » écrit-il en introduction à l’une de ses nouvelles, Sonia La Mort. « Je jette sur les papilles de leurs langues, ces colimaçons de la honte, des pincées de hameçons attachés à des fils, et je tire. »
Les censeurs, prévisibles, mordirent à l’hameçon. Dans son rapport du 16 décembre 1970 (cité par Bernard Joubert dans son Dictionnaire des livres et journaux interdits), la Commission de Surveillance observe que « cet assemblage de scènes érotiques et souvent sadiques, décrites dans un style très cru, sinon parfois ordurier, est apte à provoquer les trois restrictions conjointes de l’article 14. »
La Cuvée de singes n’y coupa point. Interdiction de vente aux mineurs, d’exposition et de publicité.
En ces temps-là, involontairement, la censure constituait le meilleur des gages de qualité.

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La Cuvée de singes, Mario Mercier
Éditions Civilisation Nouvelle, 1970

LA VEDETTE MISE A NU PAR SES SPECTATEURS, MÊME

arianearagonEn 1967 paraissait un bref essai critique, divisé en 221 thèses, et qui s’ouvrait sur ces lignes, fameuses : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui n’est pas vécu directement s’est éloigné dans une représentation. »
En 1967, et parmi des milliers d’autres marchandises fictionnelles jetables, paraissait aussi le premier roman du journaliste Patrick Thévenon, Ariane Aragon (a.a.), gadget littéraire composé à l’aide de ciseaux de la marque Nogent, de colle Limpidol et de journaux à fort tirages : Cinémonde, France Soir, Marie-Claire, Paris-Match, L’Express, etc.
L’objet était alors vendu comme un roman-collage – l’éditeur allant jusqu’à affirmer en quatrième de couverture : « c’est le premier roman-collage. Personne ne s’avisera jamais de tenter une pareille gageure. »
Harangue bassement commerciale. La même année, Walter Lewino publiait L’Éclat et la blancheur chez Albin Michel, « assemblage de textes empruntés à la publicité, aux périodiques ou encore à certaines œuvres de penseurs sérieux, » et deux ans plus tôt, l’éphémère situationniste Jean-Pierre George donnait aux éditions Fayard, sous une couverture en toile cirée blanche signée Pierre Faucheux, son Illusion tragique illustrée, « succession de séquences faites d’éléments préfabriqués et découpés dans la presse. »

On le voit, le roman-collage, genre qui fit long feu, avait parfaitement digéré l’apophtegme de McLuhan – le médium est le message – tout en donnant tort à ce penseur de la communication lorsqu’il affirmait que « la presse est […] absolument irrécupérable du point de vue du livre ou de la littérature. »
Mais contrairement à ses deux contemporains, qui employèrent le collage afin de donner une image inquiétante du monde de demain, Patrick Thévenon demeurait avec Ariane Aragon sur le seuil frivole du sociologique ; à la fois roman à la Sagan écrit par une machine à calculer électro-combinatoire et réflexion roublarde sur cette grandiose mythologie en papier glacé qu’était alors la star du cinématographe.
Car Ariane Aragon – la double initiale de son héroïne ne saurait tromper – c’est Brigitte Bardot… mais, privilège des assemblages littéraires artificiels, c’est aussi Jean Harlow, Liz Taylor, Marilyn Monroe, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve et quelques autres. Tout simplement : « la comédienne la plus moderne de son temps, » enchaînant tournages et amourettes comme il convenait de piloter à cette époque son automobile : cheveux au vent, pied au plancher. « Ariane Aragon fonce à 180 à l’heure vers la gloire » annonce la Une tapageuse d’un journal tandis qu’un autre titre reprend plus loin : « Pour Ariane Aragon, le baromètre de la popularité marque DANGER. »

Fidèle à sa matière, le roman n’est constitué d’aucun chapitre mais uniquement d’articles et de colonnes qui, à la façon des magazines pillés par l’auteur, empilent arbitrairement éditoriaux, brèves de Paris, celebrity bulletins, critiques de films, horoscopes, mots croisés, interviews, ragots, confidences mémorielles.
L’emploi exclusif de ces matériaux futiles ôte alors toute aspérité au récit, tout relief, illustrant en cela la proposition première de La Société du Spectacle : la vie d’Ariane Aragon se trouve niée par sa représentation même.
Mais le roman se prend aussi à son propre piège, car cet emploi exclusif de matériaux futiles le condamne souvent à un discours futile. « Vous savez » explique Ariane Aragon à un intervieweur, « la célébrité, ça n’a l’air de rien, mais c’est dur à porter. »
On sait que, tel qu’il fut théorisé par Wolman et Debord, le détournement consistait à produire des rapprochements nouveaux. Ici, tout participe du même registre, celui de la platitude publicitaire, et s’amplifie en vase-clos. Rien jamais ne vient contrebalancer l’absence de profondeur de la vedette. Les rapprochements demeurent parfaitement banals : ce sont ceux, fort connus, de la presse à sensation ; faux merveilleux et faux tragique vidés de toute substance.

Après cet essai, Patrick Thévenon disparut un temps des écrans-radars. Camouflé sous le pseudonyme d’Estève Non, il fourbit quelques nouvelles formes expérimentales chez Balland (dont un étrange livre-rébus « composé uniquement d’illustrations et d’idéogrammes ») avant de revenir sous son propre nom pour un second premier roman, L’Artefact, effaçant ainsi de sa bibliographie une Ariane Aragon qui ne méritait pas tant de mépris.
Car le principal défaut de cette babiole méta-romanesque – son absence sensible de profondeur – lui offre aussi une saveur toute particulière, propre à cette époque qui n’existait que par et pour l’illusion, et jouissait de se regarder vivre sur les écrans géants des temples cinématographiques et les réclames en pleine page des magazines.
Se regardait vivre, en quelque sorte, comme ne peut qu’être lu ce livre : à distance.


Ariane Aragon (a.a.), Patrick Thévenon
Claude Tchou éditeur, 1967