LE SOLEIL NI S.C.U.M. NE PEUVENT SE REGARDER EN FACE

Longtemps, l’enfant terrible du roman de gare nous fit bander de bonheur. Lui dont l’adage était alors « il n’est jamais trop tard pour aller trop loin » symbolisait à l’orée des années quatre-vingt la radicale modernité de la génération électrocutée, plus furibarde que Métal Hurlant, plus violente que le néo-polar, plus irrévocablement allumée, et méchante, que les délires intellos de la spéculative-fiction.
La défonce totale.

Faut dire que Joël Houssin – son blase, à l’enfant terrible – débuta avec une sérieuse avance sur ses contemporains. Gonflé à la dope, aux décharges psychés et à l’envie d’en découdre, son premier roman, Locomotive Rictus (Opta, 1975) assurait un spectacle assez époustouflant en la matière.
« Voici venir le temps des suceurs de sangs, des Christs nécrophiles et des orgies du sadisme. »
En quatrième de couverture, l’éditeur, plus diplomate, évoquait un cri, un hurlement. « C’est le train de la mort, le convoi du néant. »
Bombardement de visions infernales en territoires post-narratifs, Locomotive Rictus s’accomplissait comme l’ultime et éternelle descente d’acide, celle qui voit tout s’assombrir jusqu’au soleil noir.
La suite aurait pu nous le montrer se contentant d’enfoncer à chaque coup un peu plus profondément le clou rouillé du nihilisme punk dans la carcasse moribonde des littératures d’évasion – on connaît la formule : on ne change pas une équipe qui nie tous les enjeux – sauf que Joël Houssin, réfractaire viscéral aux postures, alignements et étiquettes, aimait brouiller les pistes.
Délaissant une avant-garde formalo-politique à bout de souffle après une décennie post-68 rugissante – idéologies brûlantes, philosophies radicales, fictions cinglées – le voilà qui s’immisce au Fleuve Noir, ex-écurie conservatrice alors en pleine recomposition sous la houlette de Patrick Siry. La rage intacte, le swing musclé, il se met à y usiner du bouquin de 190 pages à toute berzingue, alternant sans broncher polars d’excités (toute la série mesrinienne du Dobermann) et purs joyaux d’une science-fiction de crise, angoissante, brutale, parano-flippée (Angel felina, Le champion des mondes, Blue, City, Voyeur).
Ode déglinguée au crash séditieux, chant froid de l’extase et de l’obscène formaté en une parfaite théorie de bouquins de gare (31 livres en 4 ans, belle performance), Houssin en augmentera peu à peu les enjeux, jusqu’à atteindre un instant aussi impeccablement apical qu’insensé avec L’Écho des suppliciés, roman d’horreur gore sous sa forme la plus pure, démonstration de force assenée sans pitié à la façon d’un descabello tautologique parfaitement gerbeux.
Après ça, impossible de faire pire, impossible de faire mieux. Le zénith, et ensuite ? Game Over, roman radioactif en forme de bilan vidéo-ludique, l’assurait quelques années auparavant : les meilleures choses ont une fin.
Mais si les crédits d’une partie ne peuvent demeurer inépuisables, clignote parfois à l’écran une ultime commande.
Same player shoot again.
Les poches encore chargées de quelques jetons, l’ex-jeune loup aux dents longues n’avait pas dit son dernier mot et s’apprêtait à attaquer le genre par la bande, à un endroit où absolument personne ne s’attendait à le voir débouler.

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« Ils ne sont pas ici pour fouiller, pour découvrir. Ils viennent pour démolir ! Pour détruire ! »

L’attaque fut menée à la manière d’un attentat à la voiture piégée. De façon furtive, avec des moyens bon-marchés et pour un résultat spectaculaire.
Initiée par un anarchiste italien à New-York en 1920 mais popularisée au Liban soixante ans plus tard, cette fameuse méthode préconise l’usage « d’un véhicule d’apparence totalement anodine […] transportant une grande quantité d’explosifs meurtriers et visant une gamme de cibles de premier choix. » (Mike Davis, Petite histoire de la voiture piégée)
Pour Houssin, le véhicule anodin fut le bouquin d’action burné et internationalisé, stade terminal du roman d’espionnage, croisement monstrueux entre S.A.S. et Rambo.
En dépit du mépris total dans lequel la critique le tenait, le genre avait alors le vent en poupe. Le populo raffolait de ces exterminateurs qui « répugnent à s’armer fillette » et tordent du terroriste sans se soucier des retombées diplomatiques. Par ailleurs, les embrasements à répétition au moyen-orient et la menace encore tacite d’un réchauffement thermonucléaire des relations est-ouest assuraient une assise plus que certaine aux mercenaires de l’underwood dans leur exercice de réinvention phantasmatique des actualités du monde spectaculaire.
Placé sous l’inénarrable patronage de Paul Kenny (une assurance sur les ventes) et empaqueté par des couvertures signées Laurent Melki, l’impérial affichiste des vidéo-clubs (« Lui, je me suis battu pour l’avoir. Il était trop cher pour le [Fleuve Noir] » racontera l’auteur bien plus tard), Joël Houssin adopta donc le pseudonyme de David Rome et, incognito, lâcha six grosses charges d’un déflagrant à la toxicité redoutable : S.C.U.M. !

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« Ce bizeness, c’est du taf pour Rambo, pas pour Sherlock Holmes. »

D’entrée, il s’agit de ne pas se laisser abuser par l’acronyme.
Le S.C.U.M., ce n’est pas cette Society for Cutting Up Men chère à l’azimutée  feministe Valerie Solanas, mais le Special Commando Unlimited Mission – « le commando le plus cher, le plus redoutable et le moins contrôlé de toutes les unités anti-terroriste. »
Littéralement, le sigle en rajoute une couche, le « scum » – en français, l’écume, la crasse, la racaille – n’étant effectivement composé que d’ordures et de salauds, d’adeptes de l’abattage carabiné et de franc-tireurs déjantés n’hésitant devant aucune outrance, aucune infamie, aucun carnage pour atteindre leurs buts, honorer les contrats et empocher le pognon.
« Ils ont le vice et la pourriture dans la peau » balance la quatrième de couverture de La variole rouge, premier épisode de la série, à la fois roman d’action opposant le S.C.U.M. à une bande de terroristes allemands d’extrême-droite et super-générique tonitruant de 200 pages permettant à Houssin de nous présenter l’intégralité de son casting d’enflures internationales.
D’abord : le lieutenant-colonel Fairfax, sniffeur de chnouf et amateur de jeunes éphèbes, dandy misanthrope servant d’intermédiaire entre le S.C.U.M. et les diverses agences gouvernementales susceptibles d’en acheter les services.
Ensuite, le héros, ou ce qui en fait office : Mark Ross, chef du S.C.U.M. Ancien polytechnicien devenu acteur de théâtre porno le week-end et exterminateur ramboïde la semaine.
« Il était de ces hommes que les chieries de l’existence avaient recrachés exsangues, brisés et totalement imperméables à la peur de mourir. »

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« Le S.C.U.M. était en marche et les viandes froides commençaient à s’accumuler dans son sillage. »

Le reste de notre petite coterie para-militaire est à l’avenant. Chaque personnage a droit à son (seul et unique) trait de caractère, grossièrement taillé dans la masse, sans garniture superficielle. Composent ainsi le commando un assassin vietnamien (« redoutable tueur rompu à toutes les techniques de guérilla »), une nymphomane peroxydée (« [elle] reléguait les playmates d’un certain magazine au rang de banalités ancillaires »), des jumeaux autrichiens aux manières terriblement tudesques (« à eux deux, ils formaient une sorte de division blindée modèle réduit, un rouleau compresseur qui écrasait tout sur son passage ») ou encore un empalmeur mondain châtré par des arabes et leur vouant depuis une haine féroce. D’ailleurs, pour persuader ce dernier de venir bosser pour le S.C.U.M., Mark Ross lui déclare : « Si tu travailles avec moi, j’te promets qu’on ira casser du raton. Un jour ou l’autre… »
Il y a de quoi faire s’étouffer pas mal de monde à la lecture d’une aventure du S.C.U.M. Et si les épisodes suivants ne s’enfonceront pas plus avant dans la malséance – on y est d’autor jusqu’au cou – ils continueront à faire preuve d’une insolence que d’aucuns trouveront inconsidérée, si ce n’est pas hautement dérangeante.
Ainsi, chargé de régler un problème entre fondamentalistes chiites et musulmans modérés dans le troisième épisode de la série (Opération Satan), Mark Ross fait remarquer à son supérieur Fairfax : « Quand les Arabes se réunissent pour causer paix, on peut être sûr que ça va péter ! Les laisser s’entre-tuer une bonne fois, ça dégagerait le terrain, non ? » Et lorsque le S.C.U.M. met enfin la main sur une fanatique islamiste, confrontés à l’inefficacité des moyens de torture traditionnels, ses membres ne trouvent rien de mieux pour la faire parler que de lui glisser un saucisson pur-porc dans l’entre-jambe. Et Houssin d’écrire : « L’interdit religieux [eut] raison de sa résistance. »
Les fines bouches apprécieront aussi l’évocation de ce commando australien qui, dans l’ultime épisode de la série (Dans le ventre de la bête), prête main forte au S.C.U.M. lors d’un blitz contre des Black-Muslims en plein Harlem : « Ils étaient d’autant plus efficaces qu’ils avaient, de longue date, l’habitude de tirer sur des Noirs. Ils tuèrent d’ailleurs bien autant de Muslims que de badauds. »

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« Si vous voulez vraiment que le S.C.U.M. vous débarrasse de vos hémorroïdes, vous avez intérêt à montrer votre cul […]. »

Le massacre est dans la rue ; la provocation est de sortie. Permission indéfinie. Houssin était déjà coutumier du fait. La férocité caustique lui est naturelle, et la violence verbale ne l’a jamais effrayé – « en littérature, expliquait-il à Richard Comballot (Bifrost n°52, octobre 2008), on a des scrupules à faire parler les personnages avec des termes injurieux tels que ‘bougnoule’. On [en] arrive à lisser les textes, les scénarios, à s’auto-censurer, et cette politique n’a jamais fait fléchir quoi que ce soit. » – mais sous le pseudonyme de David Rome, plus aucune finasserie n’est de mise. Puisque les membres du S.C.U.M. sont d’affreux barbouzards sans foi ni loi, il n’y a aucune raison pour les faire agir et s’exprimer autrement – à moins de vouloir déminer le terrain aux apoplectiques qui peinent à lire entre les lignes.
Pas de chance pour ces derniers. À l’image des bas-fonds diplomatiques qu’arpente le commando, les lignes sont ici sacrément troubles. Surtout, Houssin ne lâche pas son obsession primitive « d’un monde qui s’engloutissait dans la fange et l’immondice, tandis que dans les coulisses on s’apprêtait à tirer le rideau rouge du grand final… »
Un pour tous et tous pourris. Dans ce cimetière où la morale n’est qu’une fausse excuse, voire une fosse commune, le S.C.U.M. s’exerce en quelque sorte à approfondir cette philosophie radicale dont un suisse cynique disait qu’elle rêve « d’une euthanasie planétaire. »
« Mais elle en rêve avec malice, comme si elle voulait encore mesurer l’étendue du désastre. Et il lui arrive parfois, face à ses rêveries apocalyptiques, d’éclater d’un rire homérique : il serait trop beau, pour nous autres, cloportes en délire, d’en finir. Non, le spectacle doit se poursuivre avec les mêmes acteurs amnésiques mimant la même comédie […] » (Roland Jaccard, La tentation nihiliste)

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Le spectacle, ici, est une comédie de l’excès. Vitesse, violence, virulence des excès. Qu’il s’agisse des insultes (« T’es tellement plein de came qu’on pourrait t’enfiler sans que tu t’en rendes seulement compte ! »), des blagues racistes (« C’est marrant, à chaque fois qu’on se bastonne avec des chinetoques, j’ai l’impression de buter le même mec… ») ou des assertions coup-de-poing (« Quand on laisse les poubelles envahir une ville faut pas s’étonner d’y trouver des rats […] »), tout est prétexte à en rajouter.
Témoignent de cette volonté d’intensification les spécificités des groupuscules qu’affronte le S.C.U.M.
Car si les actes du commando sont excessifs, c’est bien parce que les adversaires qu’il combat sont eux-mêmes extrêmes – la palme revenant à cette internationale féministe pro-palestinienne mettant New-York à feu et à sang dans l’ultime épisode de la série, Dans le ventre de la bête : « […] ce sont de véritables passionarias. La Keffief, elles ne la portent pas sur la tête comme cette vieille chèvre d’Arafat. Elle l’ont dans le cœur. Et les rares hommes qui sont autorisés à les accompagner sont des kamikazes du Jihad. Aucun ne survit à leurs opérations. D’ailleurs, elles les tuent parfois elles-mêmes. »
En témoigne aussi l’ampleur des situations auxquelles le commando se trouve confronté – comme ce « carnage express » à la fin du deuxième épisode (Le soleil ne se lève plus sur Tokyo), conviant en un parcours digne d’un jeu d’arcade revu et corrigé par Brussolo, dobermanns ceinturés d’explosifs, champs de mines anti-personnel, douves emplies de piranhas et circuit vidéo actionnant un barrage de roquettes.
En témoigne enfin, cerise pourrie sur le gâteau de merde, la récurrence d’un motif, celui du canon de l’arme à feu s’enfonçant dans les orifices adverses – « Frantz planta cruellement son pistolet dans la chatte de sa prisonnière » – avec une nette préférence pour les bouches, fellations forcées de métal et de mort se terminant toujours par quelques dents fêlées et un crâne éclaté.

« – Va te faire foutre ! bafouilla-t-elle, ce qui, avec le canon d’un .38 sur la langue, révélait à la fois d’une certaine habileté linguistique et d’une évidente inconscience. »

Gigantesque course à la surenchère, S.C.UM. est ce monstre où tous les travers des fictions viriles, cette marchandise sous-littéraire qui combinait en un même geste crypto-fascisme guerrier et néo-libéralisme pacifiste, se voient amplifiés du dedans jusqu’à exploser dégoûtamment – répandant tripes et cervelle sur le charnier du bon-goût, sur la tronche du lecteur, sur le genre tout entier.
Car, à défaut de faire dans une dentelle autre que celle creusée par les impacts de balles dans les corps de ses victimes, le commando a pour lui, tel le Voleur de Georges Darien, l’excuse suprême d’accomplir salement un sale boulot.
De même pour Joël Houssin qui, plus que jamais – et jamais plus par la suite – écrivit salement une sale série ; baroud d’honneur en forme de bras du même nom, rodéo définitif laissant tous les concurrents sur le carreau.
Ne prenons plus de gants. Disons-le salement : si la littérature virile est un concours de bites, alors c’est S.C.U.M. qu’a la plus grosse.

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La variole rouge, David Rome
éditions Fleuve Noir / SCUM # 1, 1986

Le soleil ne se couche plus sur Tokyo, David Rome
éditions Fleuve Noir / SCUM # 2, 1987

Opération Satan, David Rome
éditions Fleuve Noir / SCUM # 3, 1987

Pour qui ricanent les hyènes, David Rome
éditions Fleuve Noir / SCUM # 4, 1987

Mourir à Palerme, David Rome
éditions Fleuve Noir / SCUM # 5, 1987

Dans le ventre de la bête, David Rome
éditions Fleuve Noir / SCUM # 6, 1988

La photo de Joël Houssin (1953-2022) est tirée de la revue Ere comprimée, n°32, février 1985.

 

UN AVENTURIER HORS DU TEMPS

Henri Vernes, le créateur de Bob Morane, a fêté ses cent ans la semaine dernière. Annonce réjouissante en ces temps où la rubrique nécrologique ne semble guère désemplir. Il est, en quelque sorte, notre Olivia de Havilland, notre Kirk Douglas. L’ultime éclat d’un monde définitivement clos.

Longtemps, en effet, que les éditions Marabout ne publient plus de romans d’aventures pour la jeunesse. Longtemps que la littérature populaire ne se vend plus en kiosque de gare pour quelques fifrelins, ne se présente plus sous des couvertures peintes, violemment bariolées, ne connaît plus des tirages avoisinant les 200 000 exemplaires. Longtemps, surtout, que les lecteurs de Bob Morane ont remisé leurs culottes courtes au rayon des souvenirs couleur sépia.
Tout s’efface.

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Récemment – cet été pour être plus précis – j’ai ouvert un Bob Morane ; cela ne m’était pas arrivé depuis au moins dix ans (mais ne m’imaginez pas plus vieux que je ne suis : si j’ai découvert Bob Morane à l’école élémentaire, cela remonte au début des années 90). Je me suis donc saisi des Chasseurs de dinosaures, un grand classique de la série.
Bob Morane et son acolyte Bill Ballantine enquêtent sur la mystérieuse disparition de leur ami Frank Reeves, chasseur de fauves déjà croisé dans La Vallée infernale. Ce dernier, avec la complicité du professeur Hunter, inventeur d’une machine à remonter dans le temps, s’est rendu en plein mésozoïque afin d’ajouter le tyrannosaure, le tricératops et le diplodocus à son tableau de chasse.
Bien évidemment, Morane et Ballantine l’y rejoignent. Le lecteur n’attendait que cela ; il sera satisfait. Les dinosaures font trembler le sol, lancent leurs grands cris terrifiants. Armés de fusils à abattre les éléphants et de gros bazookas, nos héros (« ils appartenaient à cette sorte d’hommes toujours maîtres de leurs nerfs et capables de dominer les circonstances, si effroyables fussent-elles ») vendent chèrement leurs peaux. Plus loin, un volcan entre en éruption – le tertiaire ne va pas tarder à débouler – et l’ensemble se termine sur un paradoxe temporel que l’auteur envisage avec une légèreté propre à rendre chèvre un auteur de science-fiction sérieux.

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Affirmer que ces Chasseurs de dinosaures n’ont pas pris une ride serait grossier. Au contraire, ça a vieilli, et c’est heureux. Le temps a offert au roman une belle patine. La naïveté des situations, la simplicité de l’intrigue, les surprises que ménage avec succès l’auteur, tout cela rend la lecture joyeuse.
En page 68, se croyant à jamais prisonnier de ce lointain passé, condamné à y affronter pour toujours du reptile géant, Bob Morane se demande : « Servir de pâture à un dinosaure du secondaire sauvage ou périr atomisé au quaternaire civilisé, quelle différence ? »
Il y en a pourtant une, et de taille.
Car c’est dans le quaternaire civilisé, bétonisé, micro-ondé, nucléarisé, que peuvent se lire les aventures de Bob Morane.
Encore, et toujours.

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Les Chasseurs de dinosaures, Henri Vernes
éditions Gérard & C° / Marabout Junior # 94, 1957

PORTRAIT DU JEUNE POÈTE EN RUT

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L’amateur éclairé de bizarreries et d’étrangetés connaît Mario Mercier pour, au moins, un film érotico-fantastique, La Goulve (« le premier film de witch cinéma » annonçait l’affiche) et pour un très beau premier roman, Le Journal de Jeanne, récit d’un affrontement entre deux sorcières sexuelles mêlant délires sadiens, poésie pop de bédés pour adultes, fracas lautréamonesque, folklore mutant ; roman naïf et furieux qu’Eric Losfeld publia en 1969 sous une couverture à l’accroche mémorable : « une littérature brute. »

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« Le Journal de Jeanne a été l’occasion de mon premier grand procès » peut-on lire dans l’autobiographie du séditieux éditeur, Endetté comme une mule. « (…) je savais que ce n’était pas un livre de tout repos. Il y avait une gageure. C’était l’éblouissement ou la descente en flamme. »
Claude Gallimard, de l’honorable maison du même nom, fit le déplacement à la 17e chambre du Correctionnel de Paris afin de défendre un livre qu’il n’aurait certes jamais publié mais qu’un de ses auteurs, André Pieyre de Mandiargues, tenait en haute estime. « Tout simplement par rapport au langage, dont [Mercier] use avec autant de liberté et de rapidité que les esprits enfantins ou déréglés. »
Sans surprise, Le Journal de Jeanne écopa de la triple interdiction, mais cela n’empêcha pas Mercier de récidiver. Le jugement semble au contraire avoir agi sur lui comme un catalyseur. Son second livre, recueil de nouvelles intitulé La Cuvée de singes et s’ouvrant sur une très éclairante citation du Marquis de Sade (« On n’est point criminel pour faire la peinture des bizarres penchants qu’inspire la nature. »), a tout du hurlement d’enragé, sans peur mais plein de reproches envers ceux qui édictent les lois.

« Dans les écoles, la société gorgeait les élèves de haricots mais les empêchait de péter. Parfois l’un de ces drôles explosait sous la pression des gaz, éclaboussant de pelures gluantes les salariés de l’inamovible morale. »

Composé de 16 pelures gluantes, La Cuvée de singes fait vinaigre. Les juges, la police, l’ensemble du corps social y est voué aux gémonies. Bien décidé à n’épargner personne, Mercier enchaîne à un rythme frénétique des fables baroques au sens parfois obscur, fleurant bon la sauvagerie, la noirceur et la misanthropie poussées à l’extrême, enrobées des saletés d’usage : dégueulis, déjections, éjaculations en tout genre. Parfois, cela évoque les hoquets désespérés de Maurice Raphaël dans sa trilogie du Scorpion – Ainsi soit-il, De deux choses l’une, Le Festival. À d’autres moments, ce sont les débordements du Jacques Sternberg de L’Employé (éditions de Minuit, 1958) qui nous reviennent, ce trop plein de l’imaginaire qui enfle dans les phrases, comme un cancer, puis explose en gerbes de visions inouïes. Le verbe, chez Mercier, est un caméléon jouisseur en proie à de soudaines crises de démence éthylique.
« Je pisse (…) sur les maxillaires des censeurs » écrit-il en introduction à l’une de ses nouvelles, Sonia La Mort. « Je jette sur les papilles de leurs langues, ces colimaçons de la honte, des pincées de hameçons attachés à des fils, et je tire. »
Les censeurs, prévisibles, mordirent à l’hameçon. Dans son rapport du 16 décembre 1970 (cité par Bernard Joubert dans son Dictionnaire des livres et journaux interdits), la Commission de Surveillance observe que « cet assemblage de scènes érotiques et souvent sadiques, décrites dans un style très cru, sinon parfois ordurier, est apte à provoquer les trois restrictions conjointes de l’article 14. »
La Cuvée de singes n’y coupa point. Interdiction de vente aux mineurs, d’exposition et de publicité.
En ces temps-là, involontairement, la censure constituait le meilleur des gages de qualité.

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La Cuvée de singes, Mario Mercier
Éditions Civilisation Nouvelle, 1970

LA VEDETTE MISE A NU PAR SES SPECTATEURS, MÊME

arianearagonEn 1967 paraissait un bref essai critique, divisé en 221 thèses, et qui s’ouvrait sur ces lignes, fameuses : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui n’est pas vécu directement s’est éloigné dans une représentation. »
En 1967, et parmi des milliers d’autres marchandises fictionnelles jetables, paraissait aussi le premier roman du journaliste Patrick Thévenon, Ariane Aragon (a.a.), gadget littéraire composé à l’aide de ciseaux de la marque Nogent, de colle Limpidol et de journaux à fort tirages : Cinémonde, France Soir, Marie-Claire, Paris-Match, L’Express, etc.
L’objet était alors vendu comme un roman-collage – l’éditeur allant jusqu’à affirmer en quatrième de couverture : « c’est le premier roman-collage. Personne ne s’avisera jamais de tenter une pareille gageure. »
Harangue bassement commerciale. La même année, Walter Lewino publiait L’Éclat et la blancheur chez Albin Michel, « assemblage de textes empruntés à la publicité, aux périodiques ou encore à certaines œuvres de penseurs sérieux, » et deux ans plus tôt, l’éphémère situationniste Jean-Pierre George donnait aux éditions Fayard, sous une couverture en toile cirée blanche signée Pierre Faucheux, son Illusion tragique illustrée, « succession de séquences faites d’éléments préfabriqués et découpés dans la presse. »

On le voit, le roman-collage, genre qui fit long feu, avait parfaitement digéré l’apophtegme de McLuhan – le médium est le message – tout en donnant tort à ce penseur de la communication lorsqu’il affirmait que « la presse est […] absolument irrécupérable du point de vue du livre ou de la littérature. »
Mais contrairement à ses deux contemporains, qui employèrent le collage afin de donner une image inquiétante du monde de demain, Patrick Thévenon demeurait avec Ariane Aragon sur le seuil frivole du sociologique ; à la fois roman à la Sagan écrit par une machine à calculer électro-combinatoire et réflexion roublarde sur cette grandiose mythologie en papier glacé qu’était alors la star du cinématographe.
Car Ariane Aragon – la double initiale de son héroïne ne saurait tromper – c’est Brigitte Bardot… mais, privilège des assemblages littéraires artificiels, c’est aussi Jean Harlow, Liz Taylor, Marilyn Monroe, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve et quelques autres. Tout simplement : « la comédienne la plus moderne de son temps, » enchaînant tournages et amourettes comme il convenait de piloter à cette époque son automobile : cheveux au vent, pied au plancher. « Ariane Aragon fonce à 180 à l’heure vers la gloire » annonce la Une tapageuse d’un journal tandis qu’un autre titre reprend plus loin : « Pour Ariane Aragon, le baromètre de la popularité marque DANGER. »

Fidèle à sa matière, le roman n’est constitué d’aucun chapitre mais uniquement d’articles et de colonnes qui, à la façon des magazines pillés par l’auteur, empilent arbitrairement éditoriaux, brèves de Paris, celebrity bulletins, critiques de films, horoscopes, mots croisés, interviews, ragots, confidences mémorielles.
L’emploi exclusif de ces matériaux futiles ôte alors toute aspérité au récit, tout relief, illustrant en cela la proposition première de La Société du Spectacle : la vie d’Ariane Aragon se trouve niée par sa représentation même.
Mais le roman se prend aussi à son propre piège, car cet emploi exclusif de matériaux futiles le condamne souvent à un discours futile. « Vous savez » explique Ariane Aragon à un intervieweur, « la célébrité, ça n’a l’air de rien, mais c’est dur à porter. »
On sait que, tel qu’il fut théorisé par Wolman et Debord, le détournement consistait à produire des rapprochements nouveaux. Ici, tout participe du même registre, celui de la platitude publicitaire, et s’amplifie en vase-clos. Rien jamais ne vient contrebalancer l’absence de profondeur de la vedette. Les rapprochements demeurent parfaitement banals : ce sont ceux, fort connus, de la presse à sensation ; faux merveilleux et faux tragique vidés de toute substance.

Après cet essai, Patrick Thévenon disparut un temps des écrans-radars. Camouflé sous le pseudonyme d’Estève Non, il fourbit quelques nouvelles formes expérimentales chez Balland (dont un étrange livre-rébus « composé uniquement d’illustrations et d’idéogrammes ») avant de revenir sous son propre nom pour un second premier roman, L’Artefact, effaçant ainsi de sa bibliographie une Ariane Aragon qui ne méritait pas tant de mépris.
Car le principal défaut de cette babiole méta-romanesque – son absence sensible de profondeur – lui offre aussi une saveur toute particulière, propre à cette époque qui n’existait que par et pour l’illusion, et jouissait de se regarder vivre sur les écrans géants des temples cinématographiques et les réclames en pleine page des magazines.
Se regardait vivre, en quelque sorte, comme ne peut qu’être lu ce livre : à distance.


Ariane Aragon (a.a.), Patrick Thévenon
Claude Tchou éditeur, 1967

LE DRAGUEUR FRANÇAIS

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La galanterie populaire a longtemps affiché une prédilection pour les métaphores maritimes.
Bien avant de désigner un laideron, le thon signifiait une « fille facile » et la drague, un filet de pêche dont l’armature métallique permettait de ratisser large. Draguer un étang ou un cours d’eau revenait à récolter aussi bien mollusques et poiscailles qu’immondices en tout genre. Il convenait ensuite de trier le bon grain de l’ivraie.
En argot, le terme signifia d’abord « roder » ou « battre du terrain pour trouver quelqu’un ou quelque chose. »
À la fin des années 50, ce « quelqu’un ou quelque chose » se vit réduit à la seule cible féminine et le dragueur, appellation popularisée en 1959 par le film éponyme de Jean-Pierre Mocky, devint ce séducteur des lieux publics officiant à la sauvette et nanti d’une triste réputation.

Dans son Guide du parfait Dragueur, Alain Ayache fait l’impasse sur les origines lexicales de sa discipline favorite. Tout juste note-t-il que, selon le Petit Larousse Illustré, le dragueur est « un homme qui exerce sa profession en profondeur. »
Pourtant, dans cette activité, « tout est affaire de baratin. » La profondeur du dragueur se résume aux apparences. L’adepte de ce type de braconnage n’a que du vent à offrir et, si il souhaite réussir dans ses manigances sentimentales, la légèreté demeure son principal atout.

Le compliment s’applique d’ailleurs à ce guide, que l’on s’imaginait de prime abord plutôt balourd.
Si l’auteur prise assez peu le quartier Saint-Germain, il exhale de son ouvrage un léger parfum Nouvelle-vague. Les aspirants Antoine Doinel apprécieront. Lire ce guide, c’est retrouver une époque où l’absence de sérieux présidait favorablement aux basses manœuvres de séduction.
En parfait von Clausewitz des yeux de velours, Alain Ayache détaille ainsi les divers aspects de la piraterie cordiale – abordage, baratinage, finissage – avant de longuement se pencher sur la géographie toute parisienne de cette activité.
Dans la partie « drague des rues, » le lecteur apprendra que la sortie du Concert Mayol (rue du Faubourg-Saint-Denis) est un plan d’enfer (« Allez-y vers minuit moins dix, voiture absolument indispensable. Facilité de séduction inimaginable. ») – mais il convient de ne pas négliger des endroits plus communs, comme les Champs-zé sur lesquelles « 14.200 femmes passent et repassent chaque jour entre 17 et 19 heures. »
Néanmoins : « seuls quelques tronçons sont rentables, » comme l’angle de la rue de la Boétie et rue du Colisée, fréquenté « par des flâneuses… facilement abordables. »

Viennent ensuite, pour ceux qui, aux transports pédestres, préfèrent la station assise, la drague de bars, cafés et salons de thé et surtout, le gros morcif de ce guide, la drague en boite de nuit.
Chaque club de Paname s’y trouve détaillé à l’aide d’une mince grille symbolique : prestige de l’endroit, beauté et genre des femmes qui le fréquentent, facilité avec laquelle on y lève.
Le Crazy-Horse Saloon est recommandé aux débutants (« s’y rendre vers 23 h 30 »). Le Club des Champs-Elysées est un « vaste champs d’action », tout comme le Club Écossais où l’on « flirte à gogo. » Le prix des consommations oscille entre 700 et 1 000 anciens francs. Le samedi est favorable au Trois Maillets, le dimanche au Château du Maine et l’on fait « des affaires après deux heures du matin » au Puerta del Sol.
À 18 km de Paris, au Sabretache, « la tendresse s’obtient avec une pièce de 50 francs dans le juke-box. » Quant au Kilt, il propose 18 minutes de cha-cha-cha et « beaucoup, beaucoup d’anglaises. »

Le guide se conclut justement par l’étude de quelques cas particuliers : la milliardaire (« consécration suprême pour tout modeste dragueur »), la provinciale (qui « n’est pas toujours une fille aux joues rougies par l’air vivifiant de la campagne, aux doigts épais, aux chaussures larges, à l’œil éteint, au rire niais ») et enfin, les étrangères.
Vous y apprendrez que les anglaises disent « plus facilement ‘yes’ que ‘no’ » ; que les allemandes demeurent « aussi sûres que les Volkswagen » ; que les américaines sont à la drague « ce que le homard flambé à l’alcool peut être à un bon repas. »
Le dragueur aime les généralités. Cela aussi témoigne de sa parfaite absence de profondeur.

L’auteur remettra le couvert six ans plus tard avec un Guide du Play Boy chez Belfond ; puis devint patron de presse. On lui doit un fameux quotidien hippique, Le Meilleur, et deux magazines bien connus des ménages français : Réponse à tout et Questions de femmes – titre de circonstance.

Quant à la drague, elle connut deux autres spécialistes littéraires : Alain Paucard avec son Guide Paucard des filles de Paris (1983) et Alain Soral avec sa Sociologie du Dragueur (1996).
Voila qui confirmera, aux yeux de certains, l’aspect franchement douteux de cette pratique sportive et libidinale en milieu urbain.

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Guide du parfait Dragueur, Alain Ayache
Éditions Pierre Horay, 1960

LA SOUPE AUX SCHULTZ

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Si, selon Héraclite, on n’entre jamais deux fois dans un même fleuve, il est par contre parfaitement possible, dans le registre de la filouterie littéraire, d’ingérer à de multiples reprises la même soupe.
Ainsi, ce premier roman de George Maxwell, Laboratoire de mort lente (C.P.E. / Contre-espionnage # 7, 1952), que je pensais ne pas avoir lu alors que je me l’étais déjà bien fadé trois ans plus tôt sous un autre titre, signé d’un autre pseudonyme et publié chez un autre éditeur.

George Maxwell, l’amateur de roman de gare le connait surtout pour des séries de polar violents et énervés dans lesquelles des femmes aussi fatales que déterminées – La môme Double-Shot, Miss One-Shot, Miss Luger, le Jaguar, Miss Bomb Baby – dament le pion aux traditionnels gangsters et détectives privés du hardboiled à l’américaine.
Mais avant de se faire un nom dans le registre bien particulier du sexy-noir, Maxwell signa une poignée de récits d’espionnage plus traditionnels, inspirés par le succès des Lemmy Caution de Peter Cheney : Espions à Frisco, Alerte aux F.B.I., Tous des pourris (qui, si mes souvenirs sont bons, donne plutôt dans le pastiche de James Hadley Chase) ou bien encore ce fameux Laboratoire de mort lente.

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Dans ce roman, l’agent secret Max Baker, matricule X.107, est envoyé en Autriche afin d’enquêter sur la mystérieuse disparition de deux collègues du service. Enquête peu folichonne. Baker pratique un espionnage pédestre et campagnard, effectuant ad libitum des aller-retours entre la cahute en bois de son correspondant autrichien et la louche usine hydraulique en construction qui abrite sous ses fondations le laboratoire secret des méchants S.S.
En bon pithécanthrope du bouquin d’action, Baker enchaîne aussi les bagarres, transformant à coups de poing et de pied le visage de ses adversaires en « pâte molle » puis les questionnant en leur brûlant les oreilles avant de s’en débarrasser d’un coup de surin dans la nuque, méthode qu’il prise pour son aspect parfaitement indolore (« […] le S.S. n’eut même pas le temps de réaliser qu’il s’en allait tout droit au Paradis des Waffen. »)
Afin de relancer un brin l’intérêt du lectorat somnolent, apparaît dans le dernier tiers une aguichante fraülein nazie, « bête sanguinaire et détraquée, capable du pire avec un tranquille assurance et, peut-être, une singulière inconscience. »
Max couche avec elle puis la torture en sacrant « saloperie de gonzesse ! » – c’est le passage le plus chouette du livre – avant de conclure son aventure par une course poursuite en Mercedes et un dynamitage en règle du labo des méchants nazis.
Emballé, c’est pesé.

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Tout cela, je l’avais donc déjà lu courant 2015. Le roman s’appelait alors Appels inconnus, était signé Paul Martin, avait paru en 1959 dans la collection Le Caribou d’André Martel.
Max Baker s’y appelait Guy Robin, « l’as du S.R. français, » et l’action se déroulait non pas en Autriche mais en Allemagne. Le premier chapitre était sensiblement différent. Le reste coulait à l’identique, avec parfois un peu plus d’alcool dans les veines.
Dans ma note pour ce blog, j’écrivais alors : « c’est une espèce de rejet des éditions du Trotteur, de ces bouquins à la George Maxwell période Double-Shot mais en avorté, en pas bien fini, un bras en moins et la tronche en vrac. »
Inconsciemment, j’avais tout juste.
Reste maintenant à dénicher d’autres Maxwell camouflés.

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En fouillant dans ma collection de Caribou, je tombe sur Mission tragique, signé Red Keller.
Le résumé, au dos du bouquin, vend la mèche dans le style brinquebalant habituel : « San-Francisco. Les Chinois pullulent, les espions beaucoup trop – le F.B.I. s’inquiète et dépêche un de ses meilleurs agents : Duke – Mais voila, le nid de ces espions semble être la légation chinoise elle-même – alors c’est pas du tout cuit […] »
Au contraire, c’est du réchauffé. On reconnait là Espions à Frisco, le premier roman d’espionnage que Maxwell signa aux éditions du Trotteur de Roger Dermée.
Exactement comme pour Laboratoire de mort lente / Appels inconnus, le chapitre introductif diffère légèrement et le nom de l’espion change. Pour le reste, c’est du kif.
Toujours au catalogue du Caribou, se trouve un second bouquin signé Red Keller : Radar inconnu. Ne l’ayant pas dans mes cartons, je ne peux que spéculer. S’agit-il d’Alerte au F.B.I., le second espionnage de Maxwell chez Dermée, ou bien serait-ce un inédit ?
Mystère…
Demeure surtout une interrogation quant à l’origine de ces recyclages : George Maxwell, de son vrai nom Georges Esposito, en était-il l’artisan ou bien ceux-ci furent effectués par ses peu scrupuleux éditeurs, messieurs Dermée et Martel, et sans que l’auteur n’en soit informé ?
Pour le coup, il sera duraille d’avancer une réponse…

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(La soupe coule à flot. Ci-dessus, une autre édition d’Espions à Frisco : Ça barde à Frisco, signé Ernie Lane. Éditions Bellevue, collection Les grands romans franco-américain # 6, 1973.)

LE COIN DU CONSOMMATEUR

INTOXEXPORT

Les éditions Promodifa occupent une place à part dans l’histoire de la littérature virile.
Si les universitaires tendance barthésienne connaissent le degré zéro de l’écriture, les auteurs de chez Promodifa, taupes modèles du style populo-laborieux, préféraient usiner au niveau moins trois.

Actif au cours des années 70, cet éditeur filouteux pratiquait un mélange de romance brutale (polar, espionnage ou récit de guerre) et de pornographie maniérée façon garçon-boucher mais d’où se trouvait bannie toute référence directe au pénis et au vagin, aux joyeuses et au tirelingue, à popol et à pollux.
En lieu et place des parties incriminées, l’auteur bricolait de réjouissants fourreaux soyeux et/ou humides que venaient percuter des glaives de chair brûlante et autres turgescences en folie.
Dans un précédent billet, j’écrivais (on est jamais mieux cité que par soi-même) : « Promodifa, c’est le tigre dans votre moteur. Mesdames : le chibre dans votre moiteur. 192 pages d’un plaisir pur et intense. Même lorsque ce n’est pas bon (et ce n’est jamais bon !), ça fait du bien. »
Nouvel exemple aujourd’hui avec le numéro 16 de la collection Mystérotic : Intox-export, signé John Lee – un pseudonyme de Michel Grebbel, l’un des deux auteurs-phares de chez Promodifa, responsable à lui tout seul d’une bonne moitié de la production maison.
Et pour le coup, je vais donner dans la nouveauté, cambuter la formule habituelle, analyser ce machin en une lecture chapitre par chapitre. Voila qui fait méchamment moderne, radicalement dans le vent, j’ai envie de dire : aussi disruptant qu’innovant.
Alors, accroche tes miches pendant que j’incube du ciboulot because, ça va diffracter !

CHAPITRE 1. Jim Hackman, « un fieffé coquin totalement dénué de scrupules, » contemple le port de Hong Kong depuis la baie-vitrée de son maousse burlingue de trafiquant d’opium plein d’oseille. Entre alors sa secrétaire, Tien Hung, une vietnamienne de seize ans encore vierge. Pris de cette subite inspiration qui se traduit par une raideur vers l’aine (dixit Rimbaud), Hackman entreprend gaillardement la môme, histoire de reléguer au rayon pertes et fracas le berlingot de cette dernière.
« (…) les vietnamiennes étaient peut être moins expertes en amour que les Chinoises mais (…) elles avaient par contre la réputation d’être plus vicieuses. »
Nous n’en saurons pas plus car : « (…) il s’apprêtait à ouvrir sa braguette lorsque le vibreur de l’interphone l’interrompit. »

CHAPITRE 2. C’est un agent ripoux des Narcotiques qui demande une entrevue. Il a des informations à monnayer. Une fois l’importun évacué, Hackman reprend sa petite affaire là où il l’avait laissé. Et cette fois, c’est la bonne. Tien Hung se fait débrider.
« Pestant de la trouver si étroite, il dut batailler pour arriver à faire penetrer son énorme bourgeon dans la fragile corolle. »

CHAPITRE 3. Le héros entre en scène. Dans un Boeing 747 à destination de Hong-Kong, Richard Hamilton, agent du FBI chargé d’enquêter sur les agissements d’Hackman, drague une journaliste anglaise, blonde et ravissante. Les toilettes de l’appareil étant hors-service, ils ne peuvent concrétiser leur flirt. Le lecteur ronge son frein.

CHAPITRE 4. Arrivé à Hong-Kong, Richard rencontre Tien Hung et lui propose un rencard galant à la cantoche de l’hôtel Hilton. Son frein passablement rongé, le lecteur s’attaque à la boite à vitesse. L’auteur recevra-t-il ce subtil message ?

CHAPITRE 5. Réponse affirmative. Le dîner aux chandelles s’avère fructueux. Richard invite Tien Hung à monter chez lui – et ce n’est pas pour sucer des glaçons ou mater des estampes. « Tout en la caressant avec une douceur infinie, il pénétra sans hâte dans le sanctuaire palpitant, s’enfonçant avec précaution dans l’étroit fourreau, remontant lentement jusqu’au fond du calice. »
Contrairement au méchant, notre héros est un vrai gentleman.

(coupure publicitaire)

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(fin de la coupure publicitaire)

CHAPITRE 6. Richard enquête sur Hackman pendant huit longues pages puis croise la journaliste anglaise du chapitre trois. Ils échangent alors des banalités romantiques super-chiantes pendant quatre pages sans même se rendre compte que la vie est courte, que chaque seconde compte, que le temps perdu ne revient plus, bref, qu’ils feraient mieux de s’envoyer en l’air illico. Raté. « Il alluma une cigarette en se traitant d’imbécile. »

CHAPITRE 7. Richard est mélancolique. Il boit du ouiski. Il s’emmerde vigoureusement. Nous aussi. Heureusement, Tien Hung débarque. L’asiatique connaît la musique. Elle libère « le mâle organe de ses entraves, le faisant jaillir au dehors entre ses doigts agiles. » L’alexandrin n’était pas loin et Richard se trouve « ébloui par les enivrants frôlements de cette étrange prière. »

CHAPITRE 8. Veuillez patienter – ne quittez pas – un correspondant cherche peut-être à vous joindre.

CHAPITRE 9. Le premier coup de feu est tiré. Nous sommes en page 131. Qui dit mieux ?

CHAPITRE 10. L’auteur met le turbo. Richard est traqué par les méchants. Tien Hung se fait kidnapper. N’ayant plus sa mousmé sous la pogne, le héros s’envoie la blonde journaliste des chapitres trois et six.
« – Ooooh !… Richard… gémit-elle en s’ouvrant davantage. Si tu savais… si tu savais comme j’en avais envie… »

CHAPITRE 11. Tout ragaillardi, Richard repart au schproum, fout le rif à des jonques remplies d’armes et de schnouf puis sauve Tien (qui vaut mieux que deux tu l’auras) des griffes des méchants, tous kaput. Le lecteur est heureux, le roman est fini.

BILAN. On peut s’avouer déçu. Vingt-cinq pages de gambettes en l’air sans fantaisies, deux molles fusillades, une vague course-poursuite ; ça fait pas lerche. Le roman manque cruellement d’action. C’est du Promodifa service minimum. Néanmoins, avec un prix de vente en Emmaüs et vide-grenier tournant aux alentours de 50 centimes d’euros (auquel il faut rajouter le prix d’un pack de kronenbourg, soit approximativement 3 euros 42), nous aboutissons à un coût de revient d’environ 0,02 centimes la page.
Si l’on compare avec une sortie récente de chez Gallimuche, par exemple le dernier Jean d’Ormesson qui, lui, coûte 6 centimes la page (et sans les kronenbourg), il n’y a pas à tortiller : Promodifa l’emporte haut la main.
Bref, pour faire court, en abrégé des agrégés : C.Q.F.D.


Intox-export, John Lee
éditions Promodifa / Mystérotic # 16, 1975.

PLAISIR DES YEUX : VAMPIRELLA

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« Comment passer sans transition du poème en prose au bazooka ? » se demandait André Hardellet dans Le parc des archers.
Mais la transition est-elle nécessaire ? Poème et Bazooka ne sont-ils pas les deux faces d’un même concept ? Souvenons-nous de l’anachorète de Sils-Maria, Frédéric N., qui déclarait dans Ecce Homo : « Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite. »
Et Vampirella, dans tout ça ?
Vampirella, c’est de la bombe.

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Ou plutôt : c’était.
Car si la production de nouvelles aventures se poursuit encore aux U.S.A., avec des innovations souvent discutables, il convient d’évoquer Vampirella au passé. L’age d’or de la fille de Drakulon est figé dans le marbre de ces années soixante-dix doucement psychédéliques, gentiment horrifiques, qui voyaient contre et pop cultures résonner tous azimuts et Barbarella se découvrir des petites sœurs peu farouches aux quatre coins du globe.

Jamais avares en produits de substitution, les états-unis lui déléguèrent ainsi une lointaine cousine, comme en témoigne l’aphérèse « ‘rella » de son nom.
Ses créateurs, l’éditeur James Warren et le scénariste Forest J. Ackerman, en eurent l’idée après avoir vu le film de Roger Vadim, définitivement marqués par une Jane Fonda aux costumes signés Paco Rabanne, dont cette robe expérimentale mêlant cotte de mailles, pièces en plastiques et rectangles d’aluminium.

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Moins étoffé, le costume de Vampirella a lui-aussi sa petite histoire. Imaginé et dicté au téléphone par l’auteur de bédé undergrounde et féministe Trina Robbins au peintre heavy-metalesque Frank Frazetta.
Le mariage de nitro et glycérine.
Mais la filiation avec l’héroïne de Jean-Claude Forest s’arrête là.
Barbarella explorait la galaxie, Vampirella fit le trajet à rebours. Venue de l’espace, elle échoue sur la terre, bien décidée à y combattre sa nature de vampire – elle a juré de ne jamais boire de sang humain – et le dieu du chaos, dont les attaques menacent la réalité. Tout cela peut sembler un brin guindé mais les scénarios d’Archie Goodwin demeurent légers, évitent tout second degré, et le charme opère.
Le désespéré aime les images naïves, n’est-ce pas ?

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D’autant que les images sont l’œuvre du dessinateur espagnol José Gonzalez. Un trait précis, maniéré, des flamboyances baroques et un goût pour les planches fracturées. Ce qu’il y perd en efficacité narrative, il le rattrappe en fulgurances graphiques. Certaines cases sont à tomber raide. On se croirait chez Jess Franco, avec ses excès de zoom, ses faux-raccords, ses plans effectués dans l’urgence mais qui n’arrivent pas à démentir la beauté de l’ensemble. Si elle n’était pas morte prématurément, on aurait d’ailleurs très bien pu imaginer Soledad Miranda, l’actrice fétiche du réalisateur de Vampiros Lesbos, interpréter Vampirella au cinéma.
L’éditeur américain, grand gamin yankee bercé aux bombes anatomiques, rêvait plutôt à Raquel Welch ; puis fini par demander à Barbara Leigh quelques séances de pose pour ses couvertures.
Ça n’alla pas plus loin.
Tant pis.

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En France, Vampirella fut traduite et diffusée en kiosque par Publicness de 71 à 76, puis brièvement par les éditions du Triton.
Dans l’ours, en page trois, on retrouve des anciens de Midi-Minuit Fantastique (Michel Caen) et des futurs de la Brigandine (Jacques Boivin, Jean-Pierre Bouyxou) ou des Humano (Dionnet) mais aussi un fasciste égaré (Serge de Beketch) et son âme damnée, Jean-Marc Loro, dont il faudra un jour redécouvrir les histoires de Sweet Délice qu’il donnait à la même période chez Pilote.
Dans le courrier, les lecteurs marquent leur enthousiasme (« chère Vampi (…) le graphisme de tes bandes atteint maintenant à une finesse et une unité remarquable, une telle richesse artistique et plastique ne se trouve nulle part chez tous tes sanglants concurrents. ») mais demandent surtout des reproductions de photos de films d’horreur. L’étrange créature du lac noir jouit d’une cote peu commune. Tout comme le Dracula de la Hammer.
La rubrique attribuée à nos cinéphages du bis s’intitule L’écran des maniaques et se retrouve dans les autres magazines que Publicness importe de chez Warren, Eerie et Creepy.
Dans le numéro 17 de ce dernier (février 1973), Christophe Gans, 13 ans, résidant à Antibes, se voit gratifier d’une photographie pleine page du Voyeur de Michael Powell.
Il y a un début à tout.

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Et une fin à ce billet.
Ainsi, au dos de chaque numéro, se trouvait cette réclame sur laquelle une Vampirella hiératique pointait du doigt son lectorat et lui disait : « Même si vos piles de Creepy et Eerie montent jusqu’au plafond de votre crypte, même si vous avez les premiers numéros de tous les Monster-Magazines, votre collection n’est rien s’il vous manque un seul numéro de Vampirella ! Dépêchez-vous de les commander, demain il faudra vous battre pour les obtenir ! »
Les collectionneurs à l’affût, prêts à tout lâcher pour cette proie de papier, n’oseront prétendre le contraire : La fille de Drakulon avait bien raison !

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Ci-dessus :
Vampirella / Tout en couleur, éditions du Triton, 1980, couverture de José Gonzalez pour le # 75 (US), 1979.
Vampirella # 19 (US), Warren publishing, septembre 1972, couverture de José Gonzalez.
Vampirella # 11 (FR), Publicness éditions, juillet 1973, couverture de José Gonzalez pour le # 24 (US), 1973.
Vampirella # 22 (FR), Publicness éditions, avril 1976, couverture d’Aslan pour l’Annual 1972.