LÀ OÙ Y’A DE LA GÉHENNE…

TUEUR1Dans le registre du roman d’espionnage envisagé comme un divertissement-catharsis à l’usage du populo bas du front, le diptyque du Tueur que Roger Vlatimo signa en 1968 aux éditions de l’Arabesque est assurément un morceau de choix, la parfaite illustration au premier degré de ce qu’Orwell dénonçait dans son fameux Raffles et Miss Blandish, « ce culte de la puissance » où l’expression la fin justifie les moyens se transforme invariablement en « les moyens se justifient eux-mêmes du moment qu’ils sont suffisamment sales. »

On savait déjà Roger Vlatimo, auteur emblématique de l’Arabesque période moderne (65-69), plutôt prompt à laisser ses personnages se salir les mains dans les eaux fangeuses de la torture.
Un moyen fort pratique pour faire avancer l’intrigue à moindre frais, la torture. À quoi bon se casser la binette ? Mieux vaut faire frire celle – pas catholique – du premier loulou contestataire ou perturbateur qui passe dans le champ. Me reviennent quelques souvenirs des Luc Ferran de Vlatimo où son héros improvisait une gégène avec une batterie de bagnole, faisait goûter à quelque traître à la solde du marxisme international les joies de l’apnée en salle de bain ou étouffait du primitif anticolonialiste avec les moyens de la brousse – « Il le maintint une dizaine de seconde le visage enfoui dans la boue grasse. Puis relevant la tête souillée, horrible à voir, il questionna froidement. » (Symphonie en rouge et noir)
Vlatimo n’a jamais donné dans la dentelle, c’est un fait, mais avec ces deux romans-là, le catalan lâche sciemment la bride à ses mauvais penchants et fonce, droit dans les vertes et les pas mures.

Abandonnant l’habituelle défroque d’enquêteur-aventurier taillée selon le patron Paul Kenny & compagnie, son agent secret est ici une torpille quasi-anonyme, une machine à décaniller, un assassin assermenté sans passé ni attaches. Prénommé Didier, surnommé Le Tueur ; un visage d’ange, des yeux de poisson mort – « un individu hors mesures, invulnérable à toute forme de sentiments » – et une spécialité qui en fait l’agent de choc des situations inextricables. Car le Tueur travaille la viande sans sourciller, applique le supplice de la bidoche sans renauder.

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Dans T comme Tueur, il est envoyé à Venise en soutient à un réseau français totalement cramé par les manigances d’agents grecs tandis que dans Lâchez le Tueur, il s’occupe de dépatouiller dans la cambrousse Irlandaise un mic-mac entre indépendantistes locaux, trafiquants d’armes et nazis velléitaires.
Dans les deux cas, Vlatimo turbine au minimum syndical. Inutile d’y chercher du grand spectacle – requins affamés, tribus d’anthropophages, kung-fu spatial, hélicoptères qui explosent en plein vol : nada. L’intrigue se résume à une enquête bateau comme dans ses Luc Ferran les moins mouvementés. Sauf que là où Luc Ferran se contentait de poser les questions avec la brutalité d’une barbouze mal-dégrossie, Le Tueur hausse de quelques crans le niveau de barbarie.
Pendaisons baroques, visages enflammés, corps tourmentés de milles manières, l’homme s’en donne à cœur-joie.
Plus vraiment agent secret, Le Tueur se fait gestapiste grand-guignolesque et, à mille lieu du trop sérieux S.A.S. – que d’aucuns tiennent pour le parangon du bouquin d’espionnage sadique – ses délires homicides évoquent plutôt la série de photo-romans Satanik.
Mêmes manières, même cruauté, et même ricanement cynique que le squelette italien.
Il est d’ailleurs assez cocasse d’apprendre dans Lâchez le Tueur que notre homme éprouve (pour « des raisons très personnelles ») « une haine implacable » envers les nazis alors que rien, dans l’attitude comme dans les méthodes, ne le distingue de ces derniers.
Mais Vlatimo ne se laisse pas arrêter par de tels détails. Son (anti?)héros est avant tout un grand incompris – « L’abjection des autres lui rendait plus supportable sa propre solitude parmi eux. » – effectuant son boulot sans illusion, sans passion, sans jamais croire à cet idéal « qui n’est que prétexte à des marchandages sordides au niveau des chefs. C’était à ce monde de dupes que le Tueur refusait d’adhérer. »
Nihiliste cryptique ou bien paumé individualiste gonflé de puissance, il n’est, finalement, que le reflet de son lecteur dans une mare trouble.
Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que le Tueur, lorsqu’il a un peu de temps libre entre deux moments à usiner de la barbaque humaine au couteau, à la corde ou à la braise, s’offre – exactement comme son lecteur – « une tranche de loisir » :

« Il commanda un demi, sortit un bouquin de sa poche et se plongea dans la lecture. C’était un « espionnage », un ‘Luc Ferran’. Il en avait toujours un sur lui et deux ou trois dans ses valises. Indifférent au monde qui l’entourait, il le lut de la première à la dernière page. »


« T » comme tueur
, Roger Vlatimo, Arabesque / Espionnage # 524, 1968
Lâchez le « Tueur », Roger Vlatimo, Arabesque / Espionnage # 544, 1968

COUP DE DOULE À NICK CARTER

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Plus qu’un simple roi des détectives, Nick Carter était le caméléon des fictions populaires.
Sherlock Holmes américain à la fin du 19e, adversaire de Zigomar dans les sérials de la firme Éclair, détective dur-à-cuire au format pulp et à la M.G.M., Nick Carter changeait d’atour au grès des saisons, en un constant va-et-vient des deux cotés de l’atlantique.
Rien d’étonnant donc, à ce qu’on le retrouve en 1964 reconverti espion argentique dans une production européenne, empruntant les traits d’Eddie Constantine sous la houlette de l’écrivain et journaliste Jean Marcillac.
Générique.
Les films Fernand Rivers S.A. présentent / Nick Carter va tout casser !

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Mais ça ne barde pas que sur pelloche.
Marcillac fait coup double et publie aux éditions de l’Arabesque la novélisation de son scénario. Si le film pâtissait de la réalisation lymphatique d’un Henri Decoin en fin de course, le roman est plein d’entrain.
Marcillac s’amuse à relooker ses lectures d’enfance. Des Chinois veulent s’emparer d’une machine à dézinguer avions et fusées. Leur chef, une vamp bridée, dépèce ses amants et les passe au broyeur électrique après l’amour.
Forcement, Nick Carter enquête, son petit chapeau vissé sur le crâne. Avec pour toile de fond un vieux château hostile, une campagne obscure et la côte d’azur.
Si l’intrigue a contracté au contact de son époque le virus de l’espionite légère, les décors ne se déparent pas de la touche feuilleton début du siècle que Marcillac distillait déjà dans l’émission radiophonique Les exploits de Nick Carter – cette même touche que l’on retrouve aussi dans les entêtes de chapitres : L’anneau de la mort, L’homme à la cagoule, Une fumée couleur de sang, L’usine à massacre.
Du bon boulot – seul effort de Marcillac dans le genre – et qui, à la manière du Silence Clinique d’Eddy Ghilain (autre one-shot cinématographique et littéraire de l’espionnage-pop à la française), réussi à concilier le goût du rétro aux coups d’accélérateurs rageurs des sixties.

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Contrairement à Marcillac, les éditions de l’Arabesque et les producteurs de cinéma remettront (mais pas de conserve) le couvert les années suivantes.
Les premières lanceront dans leur collection Espionnage la série Nick Carter – Agent spécial privé écrite sous le pseudonyme de Noël Ward par Jean Buré (alias Jan de Fast au Fleuve Noir et Karol Bor à l’Arabesque.) Paraîtront 7 épisodes, de 1966 et 1969.
Les seconds produiront en 1965 un deuxième et dernier film – Nick Carter et le Trèfle Rouge – toujours avec Eddie Constantine dans le rôle titre mais, Alphaville étant passé par là, substitueront au cinéma à la papa de Decoin une approche toute nouvelle-vaguiste de la chose. Le résultat, signé par un assistant de Godard, Jean-Paul Savignac, est fort plaisant pour qui aime le bazar, l’approximation et l’humour. Jeanne Valérie (la sœur de Gérard Blain dans le Joë Caligula de Benazeraf) y est magnifique et le scénario, allez comprendre pourquoi, est adapté d’un roman de Claude Rank, Bombe sur table, paru aux éditions du Fleuve Noir (collection Espionnage # 463, 1964). Rien avoir avec Nick Carter, il s’agit là d’une aventure de Jeff Larson, alias K-16, espion de papier que Ray Danton interpréta au cinéma en 65 dans Corrida pour un espion, signé Maurice Cloche et adapté de la première aventure de K-16 (Corrida pour un espion, Claude Rank, Fleuve Noir # 459, 1964)
Vous avez suivi ? Si oui, Nick Carter vous tire son chapeau.