LA VEDETTE MISE A NU PAR SES SPECTATEURS, MÊME

arianearagonEn 1967 paraissait un bref essai critique, divisé en 221 thèses, et qui s’ouvrait sur ces lignes, fameuses : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui n’est pas vécu directement s’est éloigné dans une représentation. »
En 1967, et parmi des milliers d’autres marchandises fictionnelles jetables, paraissait aussi le premier roman du journaliste Patrick Thévenon, Ariane Aragon (a.a.), gadget littéraire composé à l’aide de ciseaux de la marque Nogent, de colle Limpidol et de journaux à fort tirages : Cinémonde, France Soir, Marie-Claire, Paris-Match, L’Express, etc.
L’objet était alors vendu comme un roman-collage – l’éditeur allant jusqu’à affirmer en quatrième de couverture : « c’est le premier roman-collage. Personne ne s’avisera jamais de tenter une pareille gageure. »
Harangue bassement commerciale. La même année, Walter Lewino publiait L’Éclat et la blancheur chez Albin Michel, « assemblage de textes empruntés à la publicité, aux périodiques ou encore à certaines œuvres de penseurs sérieux, » et deux ans plus tôt, l’éphémère situationniste Jean-Pierre George donnait aux éditions Fayard, sous une couverture en toile cirée blanche signée Pierre Faucheux, son Illusion tragique illustrée, « succession de séquences faites d’éléments préfabriqués et découpés dans la presse. »

On le voit, le roman-collage, genre qui fit long feu, avait parfaitement digéré l’apophtegme de McLuhan – le médium est le message – tout en donnant tort à ce penseur de la communication lorsqu’il affirmait que « la presse est […] absolument irrécupérable du point de vue du livre ou de la littérature. »
Mais contrairement à ses deux contemporains, qui employèrent le collage afin de donner une image inquiétante du monde de demain, Patrick Thévenon demeurait avec Ariane Aragon sur le seuil frivole du sociologique ; à la fois roman à la Sagan écrit par une machine à calculer électro-combinatoire et réflexion roublarde sur cette grandiose mythologie en papier glacé qu’était alors la star du cinématographe.
Car Ariane Aragon – la double initiale de son héroïne ne saurait tromper – c’est Brigitte Bardot… mais, privilège des assemblages littéraires artificiels, c’est aussi Jean Harlow, Liz Taylor, Marilyn Monroe, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve et quelques autres. Tout simplement : « la comédienne la plus moderne de son temps, » enchaînant tournages et amourettes comme il convenait de piloter à cette époque son automobile : cheveux au vent, pied au plancher. « Ariane Aragon fonce à 180 à l’heure vers la gloire » annonce la Une tapageuse d’un journal tandis qu’un autre titre reprend plus loin : « Pour Ariane Aragon, le baromètre de la popularité marque DANGER. »

Fidèle à sa matière, le roman n’est constitué d’aucun chapitre mais uniquement d’articles et de colonnes qui, à la façon des magazines pillés par l’auteur, empilent arbitrairement éditoriaux, brèves de Paris, celebrity bulletins, critiques de films, horoscopes, mots croisés, interviews, ragots, confidences mémorielles.
L’emploi exclusif de ces matériaux futiles ôte alors toute aspérité au récit, tout relief, illustrant en cela la proposition première de La Société du Spectacle : la vie d’Ariane Aragon se trouve niée par sa représentation même.
Mais le roman se prend aussi à son propre piège, car cet emploi exclusif de matériaux futiles le condamne souvent à un discours futile. « Vous savez » explique Ariane Aragon à un intervieweur, « la célébrité, ça n’a l’air de rien, mais c’est dur à porter. »
On sait que, tel qu’il fut théorisé par Wolman et Debord, le détournement consistait à produire des rapprochements nouveaux. Ici, tout participe du même registre, celui de la platitude publicitaire, et s’amplifie en vase-clos. Rien jamais ne vient contrebalancer l’absence de profondeur de la vedette. Les rapprochements demeurent parfaitement banals : ce sont ceux, fort connus, de la presse à sensation ; faux merveilleux et faux tragique vidés de toute substance.

Après cet essai, Patrick Thévenon disparut un temps des écrans-radars. Camouflé sous le pseudonyme d’Estève Non, il fourbit quelques nouvelles formes expérimentales chez Balland (dont un étrange livre-rébus « composé uniquement d’illustrations et d’idéogrammes ») avant de revenir sous son propre nom pour un second premier roman, L’Artefact, effaçant ainsi de sa bibliographie une Ariane Aragon qui ne méritait pas tant de mépris.
Car le principal défaut de cette babiole méta-romanesque – son absence sensible de profondeur – lui offre aussi une saveur toute particulière, propre à cette époque qui n’existait que par et pour l’illusion, et jouissait de se regarder vivre sur les écrans géants des temples cinématographiques et les réclames en pleine page des magazines.
Se regardait vivre, en quelque sorte, comme ne peut qu’être lu ce livre : à distance.


Ariane Aragon (a.a.), Patrick Thévenon
Claude Tchou éditeur, 1967

ANDRÉ HARDELLET, REMÈDE CONTRE LES TEMPS PRÉSENTS

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Bien avant d’être exercée en ligne, et gratuitement, par des individus aux motivations aussi confuses que post-modernes, la censure était une activité dont se chargeait l’État avec un zèle tout proverbial.

En 1973, l’écrivain André Hardellet en fit les frais de façon assez sinistre. Celui au sujet duquel Guy Dupré notait fort joliment « écrivain mineur si l’on ajoute : de grand fond » tissait dans son ultime roman Lourdes, lentes… un chant d’amour à ces femmes que Maillol se plaisait à sculpter.
Lourdes, lentes, Hardellet les aimait ainsi ; corpulentes.
Dans ce livre, troisième et dernière exploration romanesque de ces rivages incertains où se récolte l’or du temps, Stève Masson, un double de l’auteur, raconte son initiation charnelle à l’entrée de l’adolescence par Germaine, une jeune fille de vingt-deux ans, lourde, lente.
« On ne fait pas l’amour » y écrit Hardellet, « c’est lui qui vous fait. »

Présidée par Mr. Hennion, la XVIIe chambre correctionnelle ne vit pas les choses de la même façon. Lourdes, lentes... fut condamné pour « outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre » – le roman étant, selon ces chancres de la loi, « qu’un prétexte à des descriptions scabreuses. »
Dans son Histoires de censure, Bernard Joubert détaille sur plus de six pages tous les griefs émis à l’encontre du texte d’Hardellet.
Lui qui s’imaginait chasseur d’Horizon voyait le sien réduit aux dimensions d’un procès verbal. Gifle aussi cinglante que cruelle, à l’image du président Hennion ordonnant à l’auteur de retirer les mains de ses poches : « Cessez de vous tripoter, monsieur Hardellet. »

Dans Mes ports d’attache, Louis Nucéra évoque « un enfant de cinquante-huit ans » pleurant face aux juges. « L’écriture lui avait permis d’assouvir ses ardeurs, de les magnifier, d’en reculer les bornes. Dans la bouche d’un magistrat citant des passages, la poésie avait fichu le camp. »
Condamné la même année pour son Château de cène, Bernard Noël parlait d’« outrage aux mots » et de « sensure. » Car dans la bouche des magistrats, le sens aussi avait fichu le camp.
Au lendemain de la condamnation, et quelques mois avant de calancher, André Hardellet écrivit à son ami Hubert Juin : « ce qu’ils entendent punir en moi (…) est avant tout une manière d’être, de sentir, un style d’existence qui restera toujours très au-dessus de leurs moyens. »

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Ce style d’existence, Hardellet en avait donné un aperçu dans son précédent roman, Le parc des archers.
Publié sans grand succès en 1961, ce récit d’anticipation rêveur s’attache aux pas d’un écrivain recherchant un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens pour nier l’époque émolliente et factice qu’il se voit contraint à arpenter. Le présent lui apparaît comme « une lente et sournoise dégradation (…) du bonheur et de la volonté du bonheur » et ses contemporains comme « un peuple nourri de minces équations, de mots d’ordre, de slogans, qu’il s’agît de métaphysique ou de lames de rasoir, de poésie ou d’appareils ménagers. »

« La spontanéité n’avait plus cours. (…) Les poncifs traditionnels : adaptez-vous, vivez avec votre époque, etc. servaient toujours d’attrape-nigauds avec un succès désarmant. Les bons apôtres citaient Rimbaud, affirmant qu’il faut être résolument moderne, mais négligeaient une autre phrase, gênante, du même poète : ‘Nous ne sommes pas au monde. La vraie vie est absente.‘ »

Chez nos censeurs actuels, tous très connectés, tous très très modernes, la vraie vie aussi semble absente.
Récemment, une jeune américaine férue de citations motivationelles (sic), de management et de finance en ligne, demandait à un musée new-yorkais le retrait d’une toile de Balthus.
La sensualité de cette œuvre n’était pas sienne, n’était surtout pas convenable (et l’imagine-t-on, cette jeune américaine, lisant les livres du frère de Balthus, Pierre Klossowski ?) ; donc cette œuvre se devait d’être effacée des murs, éloignée des regards et questionnée, comme d’autres questionnent des délinquants, avec les méthodes qu’on leur connaît.

De fait, il est intéressant de noter que ces activistes ignares qui demandent le retrait d’un Balthus ou d’un quelconque préraphaélite, ces aimables touristes d’un culturel qu’ils souhaitent lisse et organisé comme un brunch de salades détox, substituent à la notion de censure une soi-disant « invitation au débat. »
Que leur débat débute par une interdiction ne semble pas les déranger outre mesure.
Paradoxe peu étonnant si l’on considère que leurs réflexions naissent et se développent, pour l’essentiel, sur des fils d’actualité aux entrées limitées à deux-cent quatre-vingt caractères et ne voyant pas plus loin que le bout de leur mot-balise.
Ainsi s’exerce une pensée en réduction, une pensée lyophilisée.
Ajoutez de l’eau, vous obtenez des grumeaux.

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Il est certain qu’André Hardellet, largement réédité chez Gallimard, ne sera jamais plus condamné, ni même invité au débat et questionné par ces vivants-morts que la chambre d’écho de l’instant même consume inlassablement. Mais cela demeure un détail tout à fait mineur dans le paysage clos et rectangulaire qui est le sien depuis plus de quarante ans.
Plus inquiétant par contre est l’état de notre propre paysage.

Comme ne cesse de le répéter Annie Le Brun, « on ne peut douter que la dévastation de la forêt naturelle va de pair avec celle de la forêt mentale. »
Ainsi, du béton qui englouti l’équivalent d’un département français tous les sept ans à l’addiction technologique poussée jusqu’à l’effacement de toute zone grise, de la disparition programmée d’espèces entières d’oiseaux à ces villes qui ne répondent plus qu’au double impératif commercial et répressif, on ne s’étonnera guère que le paysage extérieur général augure chez certains d’une intériorité peu désirable.
De là à l’accepter, voire à simplement s’en accommoder, il n’y a qu’un pas ; puisque nous y vivons, avec eux, dans cet extérieur même où s’exprime leur intérieur.

Je repense à ce moment où, dans Le parc des archers, Stève Masson apparaît. Le roman semble alors (à moins qu’il ne s’agisse d’un leurre du temps et de l’espace) faire suite aux événements du précédent, Le seuil du jardin.
Ancien peintre à succès, Masson a désormais tout perdu, l’horizon et le bonheur. Devenu clochard et rendu à moitié fou par des expériences passées autant que par les temps présents, il évoque dans ses rares moments de lucidité cette saison où il peut s’étendre de tout son corps comme de tout son imaginaire : l’été.
Pour nous, malheureusement, l’hiver ne fait que commencer.


Ci-dessus :
Le seuil du jardin, chez Jean-Jacques Pauvert éditeur,
collection Les Indes Noires # 3, 1966
Le parc des archers, chez Jean Jacques Pauvert éditeur, 1977
Lourdes, lentes…, chez Christian Bourgois, 10/18 # 1164, 1977

HOMOTOMOBILUS HOLOCAUSTE

BASTIANI-LGE

Les festivités sont propices aux catastrophes et les fins d’années ne prennent sens que lorsqu’elles se parent des atours de fin du monde. Habitué à ce type d’agapes désastreuses, Ange Bastiani avait déjà, sous le pseudonyme de Maurice Raphaël, exploré ces zones de déliquescence mentale et sociale qui tendent à éclore spontanément en périodes violentes et passionnelles – que ce soit la grève générale devenant famine démentielle dans La croque au sel (1952, éditions J.A.R.) ou la soirée à l’opéra se transformant en bacchanale effroyable dans Le festival (1950, éditions du Scorpion).

Avec Le grand embouteillage (1974, chez Jean Dullis éditeur), il retrouve cette même fièvre démesurée, ce ricanement ivre et cynique, cette flamme célinienne qui habitait ses premiers romans. Les vingt années passées à usiner du polar à la chaîne ne semblent pas avoir entamé la rage qui l’animait alors – tout juste apparaît-il plus roublard, plus sur de ses effets, moins imprévisible dans ses saillies.
Ici, un embouteillage monstre immobilise Paris le soir de noël. Paris outragé, Paris constipé. La mécanique automobile, opium de l’homme moderne, rend l’âme. Le bon peuple craque, le verni s’effrite. Fini l’hypocrisie. Ça beugle, ça crie, ça s’insulte, ça s’agite, ça s’agrippe, ça se viole, ça se mutile, ça se suicide, ça s’extermine.
Bastiani donne libre cours à son style éructant, replonge dans l’expressionnisme fébrile de ses débuts, enchaîne les visions hallucinées. Un autobus ouvre sa porte-tambour et dévide son trop plein de chair humaine sur la chaussée – « Puzzle chanstiqué, bras, cuisses, panards, doudounes, paluches, tronches, postères en vadrouille, inextricable écheveau, secoué de convulsions, bramant sa trouille, sa douleur grande, écartèlement, dépeçage, étripage. » Plus loin, des putes s’en mêlent – « Toutes là, tournicotant autours des bagnoles immobiles […], les jeunabres et les vioques, les pimpantes et les affreuses à pas toucher avec des pincettes, les naines, les négresses, les éléphantiasiques, les boscodes, les sans-dents, les grêlées. »
C’est Otto Dix période pompido-giscardienne.

Au milieu de toute cette humanité souffrante, branlante, pantelante, quelques figures paumées impriment leur parcours au fil du livre. Deux motards-loubards qui sèment la panique dans les rues, un couple de jeunes mariés en goguette, un assureur qui prend en otage le bus de la ligne 86, un transsexuel à la dérive, une gamine qui fugue, un homme dont la femme s’apprête à accoucher, un patron d’entreprise épris d’une poupée gonflable, un cadre cancéreux au chomedu – autant de destins dérisoires qui tracent leurs lignes parallèles et fuyantes dans le chaos ambiant.
L’exercice polyphonique est habilement mené et permet à Bastiani de tenir son gigantesque grincement de dents sur plus de quatre-cent pages, avec la haine des uns envers les autres pour seul carburant. On pense souvent à Gaston Criel et à son recueil Popoème (1976, réédité en 2015 au Chemin de fer). Mêmes obsessions – la défécation, la publicité, la marchandise, le cocufiage généralisé –, même frénésie, même misanthropie irrémédiable. Aucun horizon pour personne, sinon les boites de conserve, les gadgets en plastique et la vie en collectivité, enfer à ciel ouvert et pollué.
Comme le constate un routier, rendu aveugle par un accident de poids-lourd : « En fait, la voiture ce serait impeccable, si on était soi tout seul à en avoir une. »

LA PRÉDESTINATION DU LABYRINTHE

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Le 22 décembre 2002, se sachant atteinte d’un cancer, Gabrielle Wittkop choisissait de se suicider. « J’ai voulu mourir comme j’ai vécu, en homme libre » écrivait-elle alors.
Trente ans plus tôt paraissait chez Régine Deforges son premier roman, Le Nécrophile, courte et somptueuse décharge d’éros noir.
« On parle du sexe sous toutes ses formes, sauf une. La nécrophilie n’est ni tolérée des gouvernements ni approuvée des jeunesses contestataires. Amour nécrophilique, le seul qui soit pur, puisque même amor intellectualis, cette grande rose blanche, attend d’être payé en retour. Pas de contrepartie pour le nécrophile amoureux, le don qu’il fait de lui-même n’éveille aucun élan. »
Il y a, chez Wittkop, la prédestination du labyrinthe – pour reprendre la formule de Nietzsche – le courage d’aller à ce qui est interdit. Mais « c’est moins l’objet regardé que le regard qui compte » comme on peut le lire dans Les Holocaustes, recueil de nouvelles paru en 76 chez Veyrier et souvent absent des listes bibliographiques. Dans ce même recueil, au sein du récit délétère et fracturé qui donne son titre à l’ouvrage, elle écrit aussi :

« Il est facile de défendre des principes avec des mots. Il est plus difficile déjà de réprouver sans hypocrisie des cruautés qu’on a vues et dans lesquelles on a puisé une délectation aussi secrète qu’inattendue. »

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Wittkop sait que la vérité est la part du discours passé sous silence. Comme Bataille, Mandiargues, Mansour et Bourgeade, elle arpente ce territoire flou et mouvant où sensible, sauvage, sexuel et sacré se croisent et s’anéantissent. L’équivoque, l’ambigu, le déviant, le monstrueux percent la fausse façade du réel. L’amour y est tel qu’en lui-même, « toujours identique et jamais semblable, fuyant, inchangé sous ses masques et perverti même, souillé, violé, dévié, lacéré, mutilé, grimaçant, inondé de pleurs, insaisissable, omniprésent. »
En cette époque où l’empire du bien semble fermement résolu à restreindre les horizons de l’imaginaire en lissant tous les rapports humains, à réduire l’homme à une petite machine désirante dénuée d’aspérités et de goût pour les vertiges, à transformer l’éternité des sentiments en une parcelle du consommable, il convient vivement de ressaisir ces feux dissidents qu’allumèrent les écrits de Gabrielle Wittkop.
Nous avons au moins cette chance : s’il regarde des films et scrute les réseaux sociaux, l’ennemi n’ouvre pas les livres que nous aimons. Sachons profiter de ses ignorances.

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(quatre des six nouvelles des Holocaustes ont été reprises dans le recueil Le sommeil de la raison, paru aux éditions Verticales en 2003.)

BILE EN TÊTE

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« Une somme de médiocrités ne suffit pas à fonder une grandeur » disait Baltasar Gracián. Jacques Sternberg, qui ne connaissait sans doute pas cet aphorisme issu d’une récente traduction du Héros, l’illustra néanmoins parfaitement dans ce court texte paru chez Losfeld en 1972, Lettre aux gens malheureux et qui ont bien raison de l’être.

Plus en rogne que malheureux, remonté comme un coucou Belge, l’atrabilaire Sternberg s’en prend, 140 pages durant, à la France-mon-géneral, à Paris dans son grand ensemble et à sa culture en particulier. Il tire à boulets rouges, fait feu de tout bois – même du plus pourri – déverse son fiel à grands coups de prosonomasies. Malheur aux tièdes.
« J’exagère, je suis injuste, partial, injurieux ? Et alors, et après ? » se récrimine-t-il tout en énumérant inlassablement ses bêtes noires en royaume franc.

La culture ? « un vaste monoprix où tout est nivelé, étouffé, désamorcé, désingularisé. »
Le cinéma ? « un des rares sujets que le grand public peut comprendre. Normal : dans un pays où tout le monde est sous-cultivé, la littérature comme les arts plastiques deviennent des puzzles à migraines, mais le cinéma, industrie généralement simplette et conçue pour des esprits simples, reste à la portée de tous. »
La littérature ? pour le crétin moyen, ça se résume à « la lecture de France Dimanche, de Nous Deux ou du dernier Druon. » Mais rassurez vous, les autres, crétins inférieurs ou supérieurs, ne valent pas mieux en louant Françoise Sagan ou Philippe Sollers, « petite merveille d’ingéniosité qui sait faire pipi tout seul et crache six cent pages incompréhensibles quand on lui appuie sur le ventre. »

Suivent l’urbanisme et l’architecture (« de l’archipourriture »), les jeunes (« j’en profite pour avouer que, dans l’ensemble, les jeunes me font chier »), les vieux (verdict similaire), le foot, la pub, la télé, le tiercé, la chanson, mai 68 (« ‘Paris est en flamme’ titrait un journal étranger […] alors que quelques étudiants venaient de mettre le feu à une poubelle dans une obscure ruelle. ») et la bagnole, « cette plaie, ce massacre permanent, » son ennemi intime.

Évidemment, un pamphlet a souvent une date de péremption. Celui-ci a dépassé la sienne depuis fort longtemps. Et si il tient encore debout, c’est uniquement parce que Sternberg l’a écrit – exactement comme le mérite de Pays de Cocagne, qui est en quelque sorte son pendant filmique dans la méchanceté, la mauvaise foi et la haine du médiocre franchouillard, tient à ce qu’il fut réalisé par Pierre Etaix.
Reste l’essentiel : que cette Lettre nous permet, à nous les mélancoliques, les inconsolables, les désespérés, de relativiser.
Non, définitivement, ce n’était pas mieux avant.
Et cependant, rien ne nous empêche de continuer à penser que c’est pire maintenant.
Alors, à quand une nouvelle Lettre aux gens malheureux ? Et surtout : qui, plus d’une décennie après le décès de Sternberg, pour s’en charger et nous l’adresser ?


Lettre aux gens malheureux qui ont bien raison de l’être, Jacques Sternberg, Eric Losfeld éditeur / Collection L’Extricable # 2, 1972.

LA PRUNELLE DE L’ŒIL

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Nombreux sont ceux qui connaissent Marc Behm sans vraiment le savoir. Mortelle randonnée, le film, est passé par là. Inutile de s’y étendre.
Le roman, par contre, possède à mes yeux une valeur plus profonde. C’est le premier de l’auteur et tout ce que Behm aura à offrir par la suite s’y trouve déjà esquissé. Son héroïne préfigure La vierge de glace et La reine de la nuit, la faucheuse désabusée du diptyque Crabe / Et ne cherche pas à savoir, la tragédienne shakespearienne « entêtée et renfermée, froide et solitaire, indépendante. » Elle est ce puzzle incomplet dont les pièces s’imbriquent selon des logiques multiples et hasardeuses.

Ici camouflée en meurtrière floue et incertaine, elle se trouve prise en filature par un enquêteur vieillissant surnommé L’Œil – surnom aussi judicieux que roublard. Ce dernier, entièrement magnétisé par la jeune femme, la suit d’abord par fascination puis devient son ange gardien, lâchant la proie pour l’ombre, lâchant tout et partant sur les routes.

Roman surréaliste, assurément, même si le terme ne signifie de nos jours plus grand chose à force d’avoir été usé en tout sens.
Il n’en existe pourtant pas d’autres pour qualifier la grande voltige que Marc Behm, auteur térébrant, sut communiquer à ses œuvres pour pallier au trop peu de mystère des réalités de papier.
Forme instinctive se débâtant dans les mailles de la survie, son héroïne trace une ligne de vie toujours parallèle aux normes sociales tandis que l’Œil, rêveur définitif lancé sur ses pas, remonte simultanément le cours de son passé, s’évertuant à révéler la femme mystère comme d’autres traquent les boutons de rose.
Ensemble, communiquant télépathiquement mais ne se rencontrant jamais, ils cherchent les réponses à quelques questions essentielles – « Comment se fait la partage de la lumière ? La pluie a-t-elle un père ? De quel sein est sorti la glace ? »

Dans Nouvelles Hébrides, Desnos demandait « Qui est-ce qui, d’un geste, courbe vers les fleuves les canons et les sémaphores ? Qui est-ce qui noie sans pitié les prunelles dans les souvenirs alphabétiques ? »
Les livres de Marc Behm ont cette qualité. Ils sont cet espace mouvant où la poésie et le roman noir font l’amour, le chant de ruine des rêveries primitives et de la psychanalyse sauvage.
Les questions demeureront des énigmes. Les romans de Marc Behm aussi. Ils nous agaceront longtemps, de lecture en relecture, jusqu’à ce que tout se brise dans les flots tempétueux de la vie courante.

Mortelle randonnée, Marc Behm
Gallimard / Série Noire # 1811, 1981

LES CHANSONS DE JEAN-PIERRE ENARD

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Il y a tout juste un an de cela, l’INA mettait en ligne un extrait vidéo daté de 1964 et dans lequel un jeune homme au visage poupin et à la diction précieuse disait tout le mal qu’il pensait du livre de poche, ce format bon-marché qui « fait lire beaucoup de gens qui n’avaient pas besoin de lire, qui n’avaient jamais ressenti le besoin de lire. »
Ce jeune homme, c’était Jean-Pierre Enard, pas encore journaliste, pas encore chercheur en gadget pour Pif, pas encore écrivain mais simple esthète de la chose écrite.
Avec force commentaires outrés, les réseaux dits sociaux partagèrent la vidéo sans qu’il fut possible de distinguer, dans toute cette masse indignée, des personnes ayant lu l’auteur en question.
Forcement, ç’eut été le cas, le bon peuple du Facebookistan – cette espèce de dictature abstraite et fort bruyante – se serait rendu à l’évidence ; que l’extrait, décontextualisé, n’était qu’une farce et qu’Enard, grand amateur de romans de gare, de chansonnettes, d’illustrés populaires, d’imagerie colorée, ne faisait qu’y jouer un rôle malicieusement snob.
Le bon peuple du Facebookistan, trop souvent victime de ces gros mots qui masquent les petites idées, ferait mieux de lire de vrais livres plutôt que de se repaître d’articles du gorafi et de vidéos virales.

Et pourquoi, justement, ne pas lire les livres de Jean-Pierre Enard ?
Lui qui affirmait qu’un bon écrivain est un écrivain mort en a désormais tous les attributs.
Décédé trop tôt, peu fréquenté, vaguement oublié mais toujours édité ou facilement trouvable.
On peut, par exemple, demander à son libraire de commander La Ligne de Coeur, son deuxième roman dont le style hussard et soigné drape l’itinéraire désabusé, parallèle et parisien de deux paumés s’essayant à la dérive pour une journée.
Bien que publié en 77 sous une couverture vert-pomme à la défunte enseigne du Sagittaire, le bouquin est toujours disponible à la commande. Son stock dort paisiblement sous des tonnes d’invendus de la maison Fasquelle, à deux pas du reste de la production d’Enard chez Grasset – Photo de classe (1979), Le voyage des comédiens (1981), Le métro aérien (1986).
Voila l’un des avantages d’entretenir de bons rapports avec son libraire. On peut l’emmerder en lui commandant des machins qui auraient dû être épuisés depuis belle lurette.

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Maintenant, si vous préférez laisser l’exclusivité des vieilleries aux bouquinistes, aux Emmaüs, aux brocantes et aux puces (d’autant que Grasset, contrairement à Gallimard, abuse sur les tarifs de ses invendus…), sachez que Jean-Pierre Enard fait parfois l’actualité chez cette excellente maison d’édition bordelaise qu’est Finitude.
Furent ainsi publiés, au cours des dix dernières berges, son premier succès (Le dernier dimanche de Sartre), un recueil d’articles mordants (Un bon écrivain est un écrivain mort), une version très joliment illustrée de ses contes polissons (Contes à faire rougir les petits chaperons), un imparable hommage au roman noir (La reine du technicolor) et, dernier en date, une maline compilation de nouvelles au titre et à la couverture impeccables : L’existence précaire des héros de papier…

Celui-ci, entre l’intimisme nouvelle-nouvelle-vague, les envies d’un feuilletonisme débridé et les tentatives d’approches d’un néo-polar par la bande sensible, fait office de manifeste. Tout Enard (ou presque) s’y trouve en condensé : ces comédiennes de théâtre désenchantées, ces paumés au cœur lourd que la vie croque sans pitié, ces lycées baptisés Henri-Calet où l’on aurait aimé étudier et ces chambres d’hôtel qui rappellent celle où Albert Vidalie et Antoine Blondin se réfugiaient, dans Monsieur Jadis, pour cuver leur trop plein d’humanité.
Enard partage d’ailleurs avec les deux lascars précités cette même tendresse sans illusion qui vous fait voir la vie en rosse sans que ne s’efface un certain sourire, celui que l’on garde en soi, comme une cicatrice.

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Me vient ainsi en tête ce passage dans La reine du Technicolor. Enard évoque un second rôle romantique et suicidaire ayant enfin résolu l’équation à son grave problème existentiel par une pendaison :

« Cet homme-là ne s’était jamais habitué à vivre. Tout lui était douleur ou passion. Nous, nous apprenons à soigner au jour le jour nos petites blessures et à éviter qu’elles n’empirent. Lui ne se guérissait de rien. Il aimait à jamais, comme dans les chansons. »

Comme dans les chansons, Enard n’évite pas la guimauve, tombe parfois dans les travers sentimentaux de la fiction blanche, l’espace d’un paragraphe ou deux, avant de se rattraper aux branches du doux-amer.

Mais comme dans les chansons, celles en 45 tours que l’on écoute jusqu’à en user les sillons, il y a dans la lecture de bouquins d’Enard cette sensation primordiale de rattraper une époque par la manche, une époque jetée par dessus bord au profit d’un avenir plus rentable et moins bancal, l’époque des images naïves dont se repaissent encore les désenchantés en veine d’espoir, l’époque des idéologies pas tout à fait trahies, où la vulgarité n’était pas encore triomphante, où les poupées médiatiques de sons et de maux n’avaient pas encore remporté la partie.

D’ailleurs, à propos d’un de ces émissaires de la « pub-philosophie » (genre Glucksmann, Levy ou Bruckner), Enard lance, dans Le métro aérien, cette pique youpitante : « Il avait été mao, jadis. Oh, bien moins qu’il ne s’en est vanté dans les interviews. Il n’était pas du genre à mourir devant un portail d’usine. Son action proletarienne se limitait aux cafés de la rue des Saints-Pères et de la rue Jacob. Il faut lui rendre justice : il a depuis changé d’opinion, pas de territoire. »

Le temps passe, cruel, mais la justesse du regard d’Enard continue de nous venger.

RITA RENOIR, INTÉRIEUR NUIT

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(Ces trois photographies, signées Daniel Frasnay, proviennent d’un petit livre de poche néerlandais récupéré dans une poubelle : Nachten van Parijs – éditions Bruna & Zoon, 1958.)

Rita Renoir – « ce personnage de l’excès, actrice d’un érotisme sauvage autant que flamboyant » (les citations seront de Jean-Pierre George)- est décédée peu avant l’été, au début du mois de mai. Elle avait 82 ans et si l’état civil la pointait sous le nom de Monique Bride-Etivant, ses amateurs la connaissaient surtout comme « la reine » ou « la tragédienne » du strip-tease.

« C’est qu’elle avait quelque chose en plus, comme on dit des toreros qu’ils ont le duende, qui fit qu’on pût alors, la voyant sur scène, considérer le strip-tease comme un des beaux-arts. »

À défaut de révéler l’essentiel, les diverses dépêches journalistiques passèrent en revue les habituels lieux communs : Que Rita Renoir fut la vedette du Crazy Horse Saloon d’Alain Bernardin dans les années 50, qu’elle joua dans Le désert rouge de Michelangelo Antonioni et qu’elle accompagna Michel Simon sur scène dans le western parodique de René de Obaldia, Du vent dans les branches de sassafras.
L’établissement d’une notice nécrologique n’étant pas mon registre de prédilection, je m’abstiendrai d’en rajouter une louche.

Le lecteur intéressé et curieux pourra par contre se procurer le livre de Jean-Pierre George, Le Diable et la Licorne, paru en 2004 aux éditions de la Table Ronde. Le bandeau en couverture annonce que nous avons affaire là à une « Métaphysique du Strip-Tease. » Aucune tromperie sur la marchandise, l’ouvrage est essentiel.
Usant de la belle langue de son siècle, cet éphémère compagnon de route des Situationnistes dépeint ainsi une époque où « les temps n’étaient pas encore postmodernes », évoque quelques figures qui le marquèrent durablement (le théoricien marxiste Henri Lefebvre, Guy Debord, Roger Vailland), affirme son goût du négatif – « contre, absolument » – mais surtout, raconte son histoire d’amour fou avec celle qu’il surnomme tantôt la Licorne, tantôt L.M. – pour Lady Macbeth ou Lady Madonna : Rita Renoir.

Et, songeant à cette dernière après leur rupture, de citer ces vers de Georges Bataille :

« La nuit est ma nudité
les étoiles sont mes dents
je me jette chez les morts
habillé de blanc soleil. »