FRAGMENTS D’UNE BIBLIOTHÈQUE EN DÉSORDRE : UN SUISSE LUBRIQUE

culbutes

Dans le précédent billet – le guide du queutard – j’évoquais au détour d’une phrase « les grandes œuvres pornographiques (mais bien trop méconnues) que Pierre Genève signa dans les années 60 en collections Citer et Véronèse. »
Ça n’a pas du causer à grand monde.
Ça peut se comprendre.
Afin d’éclairer un peu mieux le sujet, en voici donc trois, de ces fameux bouquins. Ils furent édités au début des années 60 par Georges Garnot, un proche de Roger Dermée (les éditions du Trotteur) et d’Edmond Nouveau (les éditions de l’Arabesque).
La belle triplette de filous que voila !

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Combien en existe-t-il d’autre, des bouquins de Genève dans ces deux collections ?
À vue de nez, une demi-douzaine, et sous autant de pseudonymes. La multiplication des signatures rend leur identification malaisée, d’autant que ces bouquins-là sont assez durailles à dénicher.
De véritables edelweiss de la littérature lubrique.

La particularité des romans de Pierre Genève – qui débutait alors dans l’exercice de la polygraphie alimentaire payée au lance-pierre – reste leur vulgarité frénétique.
Du jamais vu pour l’époque.

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Le canevas, toujours rudimentaire, permet tous les dérèglements et l’auteur, qui aime à se qualifier de « Saint-Simon du coït » ou de « Napoléon de la banderie », nous pond à longueur de pages de réjouissantes perlouzes comme « Ma fusée est prête à se satelliser dans sa chagasse » ou « Ma queue était superbe, semblable à un minaret damascène se dressant au-dessus de ses coupoles rondes. » On le sent survolté, le mec. C’est de la pornographie zazou, avec cette impression de lire un Boris Vian azimuté et priapique. « Bander et foutre, c’était mon gagne-pain » nous avoue-t-il.

Dix années et une bonne cinquantaine de romans de gare plus tard – principalement dans le registre de l’espionnage à deux balles – Pierre Genève lancera sur le marché des kiosques et librairies les éditions Euredif, célèbres pour leurs collections pornographiques bon marché à gros tirage. Certains de ses pseudonymes de l’époque Citer & Véronèse – Pépé Larista ou Saint-Amour – continueront à l’accompagner au fil des catalogues mais les débordements de ses débuts n’étaient définitivement plus de mise. L’ancien scribouilleur de cochoncetés à la sauvette était désormais directeur de collection, ça change tout.

Ainsi, si bouffer de la vache enragée donne assurément du nerf au vit, il est regrettable qu’une fois rassasié, celui-ci ne conserve pas sa première verdeur.


Culbutes
, Johnny Fagg, collection Citer 1963
À belles dents, K.R. John, collection Véronèse 1960
Le lit à baldaquin, St Amour, collection Citer 1963

LE GUIDE DU QUEUTARD

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Sexum, Max Lover (éditions C.E.F, 1971)

La pornographie a ceci de merveilleux que tout, absolument tout, y est possible. Non seulement « la réalisation du désir devance sa formulation » (pour reprendre les mots d’Annie le Brun) mais réalisation et formulation enfoncent joyeusement tous les excès, se permettent toutes les outrances, combinant l’incroyable à l’aberrant, l’étonnant à l’atterrant, envoyant le bon goût à la baille comme l’on tire la chasse.

Ainsi ce bouquin de pas grand chose, récupéré lors d’une razzia aux Petits Riens de la rue américaine d’Ixelles : Sexum.
Le titre, roublard, braconne sur les terres d’Henry Miller mais la volonté d’une certaine honorabilité littéraire n’ira pas plus loin.
La présentation ne saurait faire illusion. Sexum est un sale bouquin de cul. Sexum est pur de tout artifice culturel. Sexum sera nul et sa nullité demeurera rayonnante.

Les premières pages sont en cela parfaitement édifiantes. Georges, notre héros, prend un bain. Le bout de son gland émerge du fil de l’eau et, sur cet « îlot perdu au milieu de l’océan, » Georges pose un hanneton.

« La bouche entrouverte, Georges se laissa envahir par le plaisir. Il n’y avait pas de quoi se mordre les lèvres ! Même une suceuse maladroite aurait fait mieux ! Néanmoins, ce hanneton s’y prenait assez bien et ses petites pattes détenaient un réel pouvoir de jouissance. Baiser avec un hanneton, c’était presque aussi original que d’enculer des mouches ! »

Entre deux spasmes, Georges se questionne. « […] quel était son sexe, à ce hanneton. Avec un mâle, ne se livrait-il pas à un acte de pédérastie ? »
Enfin, Georges éjacule et son jet propulse l’insecte dans les airs, k-o.
Le roman est lancé.
Et si la suite ne surenchérira pas quant à l’absurdité totale de cette scène initiale – cas unique, je pense, de mélolonthinophilie en littérature lubrique – elle entérine néanmoins un niveau de loufoquerie assez rare dans le genre, habituellement plutôt terne, du bouquin de sex-shop.

Classiquement structuré en un feuilleton épistolaire (un couple libertin, Georges et Rosa, échange via les PTT ses expériences de débauche en province) et parsemé de minables calembours tout juste dignes d’un sous-San Antonio, Sexum joue au porno de terroir et opère une radiographie gentiment allumée de la France du bas-ventre.
Défilent ainsi, le long de cette pérégrination désirante au cœur de notre sexagone secrète, un python lubrique des bords du Cher, des nains circassiens du Jura, un cheval de trait du sud-ouest creusois, une femme enceinte orléanaise et les onze joueurs du football-club de Dole.

Sur une aire d’autoroute du 38 (Isère), madame s’envoie en l’air avec des pandores motorisés et, tandis que le premier lui enfonce le canon de son pistolet réglementaire dans le fion, le second se pogne en malmenant son dard « comme il l’aurait fait d’un gauchiste. »
Plus tard, à Lons le Saunier, la voila qui suce un artiste de cabaret. « Tu sembles avoir réinventé l’art de la fellation. Tu es le Picasso de la pipe, le Salvador Dali du pompier… Quelle personnalité ! Quel talent !… Chapeau à tes maîtres… »

De son côté, tout seulabre à Limoges, Monsieur repense la lutte des classe en marx arrière. « J’aime assez sodomiser un ouvrier qui sent la sueur et le linge pas très frais » nous confie-t-il avant de se faire sauvagement pilonner le derche par un bande de prolétaires nord-africains adeptes de l’huile d’arachide.

« – Dis-moi que c’est bon d’être enculé, hein ! Dis-le…
– Je le dis, je le dis… C’est bon… bon… Vas-y, vas-y… encore…
– J’y vais, mon pote, j’y vais… Attends… Je vais finir… Après, les autres… ils ont des grosses bites… »

Le bouquin enchaîne les scènes de baise sans relâche mais ne leur confère aucun relief. Les chattes, les culs, les cons, les chibres défilent mécaniquement. « Canon pointé, prêt à faire feu » déclare un routier cochon au membre gaulois.
De ce spectacle pistonnant émerge une certaine frénésie n’allant pas sans rappeler, sur un mode mineur, les grandes œuvres pornographiques (mais bien trop méconnues) que Pierre Genève signa dans les années 60 en collections Citer et Véronèse Le lit à baldaquin, Culbutes, Une belle gonzesse, etc.

« Le calendrier n’indiquait certainement pas qu’on en était à la Saint-Anus mais ce fut tout de même sa fête » écrit l’auteur en pleine montée de sève.
Pour le lecteur désaxé, c’est aussi la fête.
Un publicitaire en veine de formules pourrait ainsi phraser que Sexum est à la pornographie guide-michelin ce que la cocaïne est au sucre en poudre.
Le dosage a de quoi abattre net un éléphant en parfaite santé mais ne fera par contre lever aucune trompe.
Probable que ce ne fut pas véritablement le but de l’affaire.
Il n’y a d’ailleurs ici aucun but.
Sexum est un roman inutile. Sexum est donc beau, à sa manière.

LA PRUNELLE DE L’ŒIL

mortellerandonnee
Nombreux sont ceux qui connaissent Marc Behm sans vraiment le savoir. Mortelle randonnée, le film, est passé par là. Inutile de s’y étendre.
Le roman, par contre, possède à mes yeux une valeur plus profonde. C’est le premier de l’auteur et tout ce que Behm aura à offrir par la suite s’y trouve déjà esquissé. Son héroïne préfigure La vierge de glace et La reine de la nuit, la faucheuse désabusée du diptyque Crabe / Et ne cherche pas à savoir, la tragédienne shakespearienne « entêtée et renfermée, froide et solitaire, indépendante. » Elle est ce puzzle incomplet dont les pièces s’imbriquent selon des logiques multiples et hasardeuses.

Ici camouflée en meurtrière floue et incertaine, elle se trouve prise en filature par un enquêteur vieillissant surnommé L’Œil – surnom aussi judicieux que roublard. Ce dernier, entièrement magnétisé par la jeune femme, la suit d’abord par fascination puis devient son ange gardien, lâchant la proie pour l’ombre, lâchant tout et partant sur les routes.

Roman surréaliste, assurément, même si le terme ne signifie de nos jours plus grand chose à force d’avoir été usé en tout sens.
Il n’en existe pourtant pas d’autres pour qualifier la grande voltige que Marc Behm, auteur térébrant, sut communiquer à ses œuvres pour pallier au trop peu de mystère des réalités de papier.
Forme instinctive se débâtant dans les mailles de la survie, son héroïne trace une ligne de vie toujours parallèle aux normes sociales tandis que l’Œil, rêveur définitif lancé sur ses pas, remonte simultanément le cours de son passé, s’évertuant à révéler la femme mystère comme d’autres traquent les boutons de rose.
Ensemble, communiquant télépathiquement mais ne se rencontrant jamais, ils cherchent les réponses à quelques questions essentielles – « Comment se fait la partage de la lumière ? La pluie a-t-elle un père ? De quel sein est sorti la glace ? »

Dans Nouvelles Hébrides, Desnos demandait « Qui est-ce qui, d’un geste, courbe vers les fleuves les canons et les sémaphores ? Qui est-ce qui noie sans pitié les prunelles dans les souvenirs alphabétiques ? »
Les livres de Marc Behm ont cette qualité. Ils sont cet espace mouvant où la poésie et le roman noir font l’amour, le chant de ruine des rêveries primitives et de la psychanalyse sauvage.
Les questions demeureront des énigmes. Les romans de Marc Behm aussi. Ils nous agaceront longtemps, de lecture en relecture, jusqu’à ce que tout se brise dans les flots tempétueux de la vie courante.

Mortelle randonnée, Marc Behm
Gallimard / Série Noire # 1811, 1981