ANDRÉ HARDELLET, REMÈDE CONTRE LES TEMPS PRÉSENTS

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Bien avant d’être exercée en ligne, et gratuitement, par des individus aux motivations aussi confuses que post-modernes, la censure était une activité dont se chargeait l’État avec un zèle tout proverbial.

En 1973, l’écrivain André Hardellet en fit les frais de façon assez sinistre. Celui au sujet duquel Guy Dupré notait fort joliment « écrivain mineur si l’on ajoute : de grand fond » tissait dans son ultime roman Lourdes, lentes… un chant d’amour à ces femmes que Maillol se plaisait à sculpter.
Lourdes, lentes, Hardellet les aimait ainsi ; corpulentes.
Dans ce livre, troisième et dernière exploration romanesque de ces rivages incertains où se récolte l’or du temps, Stève Masson, un double de l’auteur, raconte son initiation charnelle à l’entrée de l’adolescence par Germaine, une jeune fille de vingt-deux ans, lourde, lente.
« On ne fait pas l’amour » y écrit Hardellet, « c’est lui qui vous fait. »

Présidée par Mr. Hennion, la XVIIe chambre correctionnelle ne vit pas les choses de la même façon. Lourdes, lentes... fut condamné pour « outrages aux bonnes mœurs par la voie du livre » – le roman étant, selon ces chancres de la loi, « qu’un prétexte à des descriptions scabreuses. »
Dans son Histoires de censure, Bernard Joubert détaille sur plus de six pages tous les griefs émis à l’encontre du texte d’Hardellet.
Lui qui s’imaginait chasseur d’Horizon voyait le sien réduit aux dimensions d’un procès verbal. Gifle aussi cinglante que cruelle, à l’image du président Hennion ordonnant à l’auteur de retirer les mains de ses poches : « Cessez de vous tripoter, monsieur Hardellet. »

Dans Mes ports d’attache, Louis Nucéra évoque « un enfant de cinquante-huit ans » pleurant face aux juges. « L’écriture lui avait permis d’assouvir ses ardeurs, de les magnifier, d’en reculer les bornes. Dans la bouche d’un magistrat citant des passages, la poésie avait fichu le camp. »
Condamné la même année pour son Château de cène, Bernard Noël parlait d’« outrage aux mots » et de « sensure. » Car dans la bouche des magistrats, le sens aussi avait fichu le camp.
Au lendemain de la condamnation, et quelques mois avant de calancher, André Hardellet écrivit à son ami Hubert Juin : « ce qu’ils entendent punir en moi (…) est avant tout une manière d’être, de sentir, un style d’existence qui restera toujours très au-dessus de leurs moyens. »

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Ce style d’existence, Hardellet en avait donné un aperçu dans son précédent roman, Le parc des archers.
Publié sans grand succès en 1961, ce récit d’anticipation rêveur s’attache aux pas d’un écrivain recherchant un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens pour nier l’époque émolliente et factice qu’il se voit contraint à arpenter. Le présent lui apparaît comme « une lente et sournoise dégradation (…) du bonheur et de la volonté du bonheur » et ses contemporains comme « un peuple nourri de minces équations, de mots d’ordre, de slogans, qu’il s’agît de métaphysique ou de lames de rasoir, de poésie ou d’appareils ménagers. »

« La spontanéité n’avait plus cours. (…) Les poncifs traditionnels : adaptez-vous, vivez avec votre époque, etc. servaient toujours d’attrape-nigauds avec un succès désarmant. Les bons apôtres citaient Rimbaud, affirmant qu’il faut être résolument moderne, mais négligeaient une autre phrase, gênante, du même poète : ‘Nous ne sommes pas au monde. La vraie vie est absente.‘ »

Chez nos censeurs actuels, tous très connectés, tous très très modernes, la vraie vie aussi semble absente.
Récemment, une jeune américaine férue de citations motivationelles (sic), de management et de finance en ligne, demandait à un musée new-yorkais le retrait d’une toile de Balthus.
La sensualité de cette œuvre n’était pas sienne, n’était surtout pas convenable (et l’imagine-t-on, cette jeune américaine, lisant les livres du frère de Balthus, Pierre Klossowski ?) ; donc cette œuvre se devait d’être effacée des murs, éloignée des regards et questionnée, comme d’autres questionnent des délinquants, avec les méthodes qu’on leur connaît.

De fait, il est intéressant de noter que ces activistes ignares qui demandent le retrait d’un Balthus ou d’un quelconque préraphaélite, ces aimables touristes d’un culturel qu’ils souhaitent lisse et organisé comme un brunch de salades détox, substituent à la notion de censure une soi-disant « invitation au débat. »
Que leur débat débute par une interdiction ne semble pas les déranger outre mesure.
Paradoxe peu étonnant si l’on considère que leurs réflexions naissent et se développent, pour l’essentiel, sur des fils d’actualité aux entrées limitées à deux-cent quatre-vingt caractères et ne voyant pas plus loin que le bout de leur mot-balise.
Ainsi s’exerce une pensée en réduction, une pensée lyophilisée.
Ajoutez de l’eau, vous obtenez des grumeaux.

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Il est certain qu’André Hardellet, largement réédité chez Gallimard, ne sera jamais plus condamné, ni même invité au débat et questionné par ces vivants-morts que la chambre d’écho de l’instant même consume inlassablement. Mais cela demeure un détail tout à fait mineur dans le paysage clos et rectangulaire qui est le sien depuis plus de quarante ans.
Plus inquiétant par contre est l’état de notre propre paysage.

Comme ne cesse de le répéter Annie Le Brun, « on ne peut douter que la dévastation de la forêt naturelle va de pair avec celle de la forêt mentale. »
Ainsi, du béton qui englouti l’équivalent d’un département français tous les sept ans à l’addiction technologique poussée jusqu’à l’effacement de toute zone grise, de la disparition programmée d’espèces entières d’oiseaux à ces villes qui ne répondent plus qu’au double impératif commercial et répressif, on ne s’étonnera guère que le paysage extérieur général augure chez certains d’une intériorité peu désirable.
De là à l’accepter, voire à simplement s’en accommoder, il n’y a qu’un pas ; puisque nous y vivons, avec eux, dans cet extérieur même où s’exprime leur intérieur.

Je repense à ce moment où, dans Le parc des archers, Stève Masson apparaît. Le roman semble alors (à moins qu’il ne s’agisse d’un leurre du temps et de l’espace) faire suite aux événements du précédent, Le seuil du jardin.
Ancien peintre à succès, Masson a désormais tout perdu, l’horizon et le bonheur. Devenu clochard et rendu à moitié fou par des expériences passées autant que par les temps présents, il évoque dans ses rares moments de lucidité cette saison où il peut s’étendre de tout son corps comme de tout son imaginaire : l’été.
Pour nous, malheureusement, l’hiver ne fait que commencer.


Ci-dessus :
Le seuil du jardin, chez Jean-Jacques Pauvert éditeur,
collection Les Indes Noires # 3, 1966
Le parc des archers, chez Jean Jacques Pauvert éditeur, 1977
Lourdes, lentes…, chez Christian Bourgois, 10/18 # 1164, 1977

TOUT VIEUX TOUT FEMME

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Une antiquité de 1938, rééditée en 52 et prenant alors une certaine valeur aux yeux du bibliophile moderne : sa couverture est illustrée par René Brantonne. Je pourrais m’arrêter là. Inutile de s’appesantir. Mais l’inutile demeure chez moi un vice privilégié ; je me fends donc de quelques précisions.

La femme et l’amour est une courte étude « médicale et morale » qui pose, dans un style plutôt poussiéreux, la question de « l’orgasme vénérien chez la femme, » avant de s’attaquer à la problématique de l’amour.
Qui est-il, que veut-il, quels sont ses réseaux ?
Cioran disait de l’amour qu’il est la « rencontre de deux salives… Tous les sentiments puisent leur absolu dans la misère des glandes. »
Las, le docteur Henri Grémillon n’est pas un Cynique ; plutôt un inoffensif fou littéraire, comme en atteste le titre à rallonge d’un ouvrage antérieur : « La Prostitution de l’amour pur, par un cordiphore, un libéral excommunié par le cardinal de Cabrières ; Le Peuple de Dieu conduit par le message de l’Esprit, sa mission ; Le Secret de la Salette ; La Rénovation ou le pacifisme par la lumière du cœur ; Incohérence des princes de l’Église ; Le Martyre de l’Action Française ; Le Sac du Vatican ; Paris sera brûlé, Marseille englouti. »

Point de catastrophe dans La femme et l’amour, si ce n’est dialectique.
« Ici » écrit le docteur Grémillon, « se pose la grave question du spasme vénérien chez notre compagne ; car si, normalement, elle en est dépourvue, si, chez elle, ce spasme est contre nature, il serait bon, avant de le développer chez toutes, d’y réfléchir. Le salut de l’espèce humaine en dépend. »
Notre bon docteur n’a pas peur d’employer de grands mots. Et de préconiser un remède imparable : pondre du gamin à répétition. Car « la maternité est la grande fonction régulatrice de l’organisme féminin. » D’autant que « la recherche de l’orgasme féminin à tout prix, le développement outrancier du sensualisme, en dehors de la maternité, du mariage et même de la sentimentalité, aboutit forcement à former [des] détraquées […]. »

Au dos, une réclame nous annonce l’existence, dans la même collection, de trois autres parutions : Art d’aimer (160 fr.), Catéchisme de l’amour (120 fr.) et Qualité et quantité en amour (90 fr.).
On en salive d’avance.


La femme et l’amour, d’après le docteur Henri Grémillon
adaptation de Jacques Marcireau
éditions Jacques Marcireau, 1952

SENS UNIQUE

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En 1955, Michel Cade écrit des romans policier depuis tout juste deux ans et ne s’est pas encore fait connaître du grand public sous le pseudonyme de Michel Lebrun.
Dans les petites collections de poche tenues par des filous patentés, il oscille entre deux autres teintes : Michel Lenoir et Michel Lecler. Jusqu’alors, ce dernier alias n’est employé que pour les aventures de l’agent secret Frédéric-Antoine Gallan – Mission en enfer, Terreur à Tunis, Virus B29, des titres qui font froid dans le dos – mais comme aucune logique,  durant les années 50, ne semble prévaloir à l’usage pseudonymique, on ne s’étonne guère de retrouver la signature de Michel Lecler en couverture de ce court roman d’enquête des éditions Ferenczi.

Ainsi que de coutume chez cet éditeur, le bouquin est un fascicule de 96 pages divisé en trois cahiers au papier rêche, soutenus par une pauvre agrafe et vendu de trois à quatre fois moins cher qu’un autre polar de la même période. Nous sommes ici bien en dessous du roman de consommation courante. C’est le vin clairet rallongé à l’eau.
De même, l’intrigue y est parfaitement rudimentaire. Le patron d’une revue de cinéma, par ailleurs organisateur d’un concours de beauté, est retrouvé mort dans son bureau. Trois balles en plein cœur et du poison plein les veines. L’assassin n’a pas lésiné sur les moyens et la police se gratte le crâne. Les suspects sont nombreux. Le héros, Freddie, un jeune journaliste qui végète au courrier du cœur, mène l’enquête, assisté par une jeune fille ambitieuse dont il est vaguement amoureux.

Pareillement à l’auteur, Freddie aime le jazz, joue au flipper pour se détendre après le turbin et habite rue Truffaut, dans le 17e arrondissement. J’imagine que, tout comme pour l’auteur, il s’agit de cet immeuble où logeait alors dans une chambre de bonne l’exilé républicain Valentin Gonzales, dit ‘El Campesino,’ et dont s’était inspiré Ernest Hemingway pour son roman Pour qui sonne le glas.
L’anecdotique est essentiel.
Et comme dans tant de polars français des années 50, l’anecdotique prend le pas sur l’intrigue. L’important réside dans la déambulation, et les tickets de métro se transforment facilement en indices déterminants.
L’assassin est descendu à la station Lamarck-Colaincourt. Lancé à ses trousses, Freddie s’octroie une pause chez un auverpin vendant vin et charbon. Un homme rentre et commande au comptoir « un sens unique ! »

« Freddie vit le patron lui servir sans hésiter un verre de vin rouge. Il se promit de noter l’expression pour la replacer plus tard au tabac de la rue Saint-Marc. »

Moi aussi, je note l’expression. Mais contrairement à Freddie, je ne suis pas certain d’être compris. C’est si loin, le mitan du XXe siècle. On ne roule plus en Packard ou en Sunbeam. On ne passe plus ses coups de fil dans l’arrière salle d’un bougnat. Les hebdomadaires de cinéma ne s’appellent plus Cinémonde ou Cinérevue, n’accueillent plus de courrier des cœurs, n’organisent plus aucun concours de starlettes.
Semblable à ceux que l’on pourrait saisir sur une photo jaunie, ces détails-là entraînent une certaine mélancolie ; l’impression d’avoir arpenté un monde mort et parfaitement vitrifié, une Pompéi de papier, un univers à l’image du temps : un univers à sens unique.


Trois mille suspects…, Michel Lecler
éditions Ferenczi / collection Le verrou # 114, 1955

JEAN-CLAUDE FOREST, PÉRIODE FICTION

FRAGMENTS D’UNE BIBLIOTHÈQUE EN DÉSORDRE, quatrième épisode. Le carton avait bien été déballé plusieurs mois auparavant mais les numéros de Fiction qu’il contenait étaient encore entassés en vrac dans l’étagère. Je les classe (il me faudrait d’ailleurs noter les manquants) et en viens rapidement à feuilleter ceux couvrants les six années, de 1958 à 1964, durant lesquelles Jean-Claude Forest illustre, de façon prépondérante, les couvertures de la fameuse revue littéraire de l’étrange, version française de The Magazine of Fantasy and Science-Fiction.
C’est, à mon avis, la période la plus intéressante de cette publication qui s’ouvrait alors par une citation de Prosper Mérimée : « Du bizarre au merveilleux, la transition est insensible et le lecteur se trouvera en plein fantastique avant qu’il se soit aperçu que le monde est loin derrière lui. »

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Les sommaires y sont aussi éclectiques qu’enthousiasmants. André Pieyre de Mandiargues, Fereydoun Hoveyda, Belen et Roland Topor côtoient Nathalie-Charles Henneberg, Robert Heinlein, Poul Anderson, Francis Carsac. On est à la jonction entre le Rayon Fantastique et les publications Losfeld.
Outre des nouvelles inédites, Fiction permet alors la redécouverte de textes majeurs comme Le tour d’écrou d’Henry James (numéros 90 et 91, mai/juin 1961) ou L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares (numéro 103, juin 1962). Quant à la partie rédactionnelle, elle n’est pas en reste.
Dans le numéro 92 (juillet 1961), un article signé Pierre Strinati évoque l’age d’or des bandes dessinées de science-fiction en France : Luc Bradefer, Guy l’éclair, Mandrake le roi de la magie.
« Les jeunes lecteurs des ‘comics’ d’aujourd’hui » débute Strinati « ne peuvent imaginer ce que fut la grande période des bandes dessinées d’avant-guerre. »
Et nous, avec nos blogs et nos podcasts, nos spécialistes et nos lieux consacrés, peut-on se représenter le choc que fut pour certains cette reconnaissance toute fragmentaire d’une culture populaire qui n’était pas encore culture de niche, contre-culture, culture tout court ?

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Dans le numéro suivant (# 93, août 1961), Jean-Claude Forest prend le relais et poursuit l’exploration en se remémorant quelques récits oubliés, tel l’incroyable Saturne contre la terre, bédé italienne publiée dans Le journal de Toto, mais aussi Le magicien de la forêt morte, Les pionniers de l’espérance, ou bien encore ce Futuropolis « illustré par Pellos dans un style, disons… furieux. »
La machine s’emballe. Entre les lecteurs, la rédaction de Fiction et la petite bande d’agités de la librairie Le Minotaure, germe l’idée d’un club de la bande dessinée. Celui-ci naît l’année suivante, officialisé par un faire-part dans le numéro 102 de Fiction, mai 1962. Son président est Francis Lacassin. Parmi ses membres se trouvent Alain Robbe-Grillet, Delphine Seyrig, Edgar Morin, Chris Marker et deux fanas de Mandrake qui longtemps caresseront le rêve de donner vie au magicien de Lee Falk sur grand écran : Alain Resnais et Federico Fellini.
Dans la foulée est lancée la mythique revue du club, Giff-Wiff. La direction artistique en est assurée par Jean-Claude Forest.
Mais ça, c’est une autre histoire…

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Ci-dessus : Fiction # 82 (septembre 1960), # 86 (janvier 1961), # 90 (mai 1961), # 93 (aout 1961), # 100 (mars 1962), # 103 (juin 1962), # 105 (aout 1962).

HOMOTOMOBILUS HOLOCAUSTE

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Les festivités sont propices aux catastrophes et les fins d’années ne prennent sens que lorsqu’elles se parent des atours de fin du monde. Habitué à ce type d’agapes désastreuses, Ange Bastiani avait déjà, sous le pseudonyme de Maurice Raphaël, exploré ces zones de déliquescence mentale et sociale qui tendent à éclore spontanément en périodes violentes et passionnelles – que ce soit la grève générale devenant famine démentielle dans La croque au sel (1952, éditions J.A.R.) ou la soirée à l’opéra se transformant en bacchanale effroyable dans Le festival (1950, éditions du Scorpion).

Avec Le grand embouteillage (1974, chez Jean Dullis éditeur), il retrouve cette même fièvre démesurée, ce ricanement ivre et cynique, cette flamme célinienne qui habitait ses premiers romans. Les vingt années passées à usiner du polar à la chaîne ne semblent pas avoir entamé la rage qui l’animait alors – tout juste apparaît-il plus roublard, plus sur de ses effets, moins imprévisible dans ses saillies.
Ici, un embouteillage monstre immobilise Paris le soir de noël. Paris outragé, Paris constipé. La mécanique automobile, opium de l’homme moderne, rend l’âme. Le bon peuple craque, le verni s’effrite. Fini l’hypocrisie. Ça beugle, ça crie, ça s’insulte, ça s’agite, ça s’agrippe, ça se viole, ça se mutile, ça se suicide, ça s’extermine.
Bastiani donne libre cours à son style éructant, replonge dans l’expressionnisme fébrile de ses débuts, enchaîne les visions hallucinées. Un autobus ouvre sa porte-tambour et dévide son trop plein de chair humaine sur la chaussée – « Puzzle chanstiqué, bras, cuisses, panards, doudounes, paluches, tronches, postères en vadrouille, inextricable écheveau, secoué de convulsions, bramant sa trouille, sa douleur grande, écartèlement, dépeçage, étripage. » Plus loin, des putes s’en mêlent – « Toutes là, tournicotant autours des bagnoles immobiles […], les jeunabres et les vioques, les pimpantes et les affreuses à pas toucher avec des pincettes, les naines, les négresses, les éléphantiasiques, les boscodes, les sans-dents, les grêlées. »
C’est Otto Dix période pompido-giscardienne.

Au milieu de toute cette humanité souffrante, branlante, pantelante, quelques figures paumées impriment leur parcours au fil du livre. Deux motards-loubards qui sèment la panique dans les rues, un couple de jeunes mariés en goguette, un assureur qui prend en otage le bus de la ligne 86, un transsexuel à la dérive, une gamine qui fugue, un homme dont la femme s’apprête à accoucher, un patron d’entreprise épris d’une poupée gonflable, un cadre cancéreux au chomedu – autant de destins dérisoires qui tracent leurs lignes parallèles et fuyantes dans le chaos ambiant.
L’exercice polyphonique est habilement mené et permet à Bastiani de tenir son gigantesque grincement de dents sur plus de quatre-cent pages, avec la haine des uns envers les autres pour seul carburant. On pense souvent à Gaston Criel et à son recueil Popoème (1976, réédité en 2015 au Chemin de fer). Mêmes obsessions – la défécation, la publicité, la marchandise, le cocufiage généralisé –, même frénésie, même misanthropie irrémédiable. Aucun horizon pour personne, sinon les boites de conserve, les gadgets en plastique et la vie en collectivité, enfer à ciel ouvert et pollué.
Comme le constate un routier, rendu aveugle par un accident de poids-lourd : « En fait, la voiture ce serait impeccable, si on était soi tout seul à en avoir une. »

JOLIE FILLE, MAUVAIS GLAÇON

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On connaît la formule ; elle est de Paul Valery. Il y a trois sortes de femmes : les emmerdantes, les emmerdeuses et les emmerderesses.
Haut lieu du machisme lettré, la Série Noire fit sienne cette proposition – dédaignant les emmerdantes, raffolant des emmerdeuses, se montrant chiche en emmerderesses.
Les plus rares sont les plus précieuses.
Deux me viennent automatiquement à l’esprit : la Eva de James Hadley Chase et la Chérie froide de Jean Delion.
On ne présente plus la première, prostituée pernicieuse interprétée à l’écran par Jeanne Moreau. La seconde, par contre, est plus obscure. Qui se souvient de Jean Delion, alias Raf Vallet, alias Jean Laborde ? Pas grand monde et c’est dommage.
Chroniqueur judiciaire, grand reporter et romancier, il usina au mitan des années 60 une petite dizaine de romans populaires d’excellente facture.
Il y eu d’abord une série d’espionnage chez Plon, publiée sous son vrai blase, et dans laquelle un agent secret français s’opposait aux manœuvres machiavéliques d’une mata-hari nouvelle vague, Olivia – « tendre, cruelle, exquise ou sadique suivant les heures. » La cinecitta en fit un film d’espionnage fauché, Le Tigre sort sans sa mère, avec Roger Hanin et Margaret Lee. Laborde, lui, avait déjà rebondi à la Série Noire et donnait, sous le pseudonyme de Jean Delion, quelques romans noirs à l’humour de la même couleur.
Ainsi, ce Chérie Froide, dans lequel une femme du monde, authentique glaçon et monument de narcissisme cynique, décide de supprimer ses amants dans les cocktails littéraires, les réceptions mondaines et autres raouts huppés. Une goûte de cyanure versée en loucedé dans un whisky-on-the-rock et c’est plié, avec en prime l’assurance du crime parfait. L’aiguille dans une botte de foin. Allez retrouver un assassin silencieux parmi deux-cents autres suspects formant une même foule bruyante, pépiante et clabaudante.
La formule fait florès, et la meurtrière des émules. La voila secondée dans ses œuvres par un jeune romancier plus raté que maudit, croisement improbable entre Jean Isidore Isou et Jean-Edern Hallier, et qui souhaite liquider ses adversaires littéraires comme elle les hommes ne l’ayant pas fait grimper aux rideaux.
S’en suit un jeu de massacre aussi impitoyable que réjouissant. Le tout-Paris y passe, le gotha trépasse. Ministres, cinéastes, écrivains, journalistes, couturiers, starlettes, playboys, jet-setters, sultans. L’œil exercé aux pages mondaines du Paris Match d’antan en reconnaîtra certains – José Luis Villalonga, Mireille Darc, Eddie Barclay, Françoise Sagan.  Le roman est à clef mais sans ostentation.
Tout cela fini bien évidemment dans le chaos le plus total. La farce vire à la fantaisie ravageuse. Le cyanure n’était qu’une mise de départ que Jean Delion fait fructifier jusqu’au trinitrotoluène.
« Comment l’esprit vient aux filles ? » se demande-t-il en page 202.
Réponse de circonstance : « En liquidant les garçons. »


Chérie froide, Jean Delion
éditions Gallimard / Série Noire # 1145, 1967.

LA PRÉDESTINATION DU LABYRINTHE

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Le 22 décembre 2002, se sachant atteinte d’un cancer, Gabrielle Wittkop choisissait de se suicider. « J’ai voulu mourir comme j’ai vécu, en homme libre » écrivait-elle alors.
Trente ans plus tôt paraissait chez Régine Deforges son premier roman, Le Nécrophile, courte et somptueuse décharge d’éros noir.
« On parle du sexe sous toutes ses formes, sauf une. La nécrophilie n’est ni tolérée des gouvernements ni approuvée des jeunesses contestataires. Amour nécrophilique, le seul qui soit pur, puisque même amor intellectualis, cette grande rose blanche, attend d’être payé en retour. Pas de contrepartie pour le nécrophile amoureux, le don qu’il fait de lui-même n’éveille aucun élan. »
Il y a, chez Wittkop, la prédestination du labyrinthe – pour reprendre la formule de Nietzsche – le courage d’aller à ce qui est interdit. Mais « c’est moins l’objet regardé que le regard qui compte » comme on peut le lire dans Les Holocaustes, recueil de nouvelles paru en 76 chez Veyrier et souvent absent des listes bibliographiques. Dans ce même recueil, au sein du récit délétère et fracturé qui donne son titre à l’ouvrage, elle écrit aussi :

« Il est facile de défendre des principes avec des mots. Il est plus difficile déjà de réprouver sans hypocrisie des cruautés qu’on a vues et dans lesquelles on a puisé une délectation aussi secrète qu’inattendue. »

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Wittkop sait que la vérité est la part du discours passé sous silence. Comme Bataille, Mandiargues, Mansour et Bourgeade, elle arpente ce territoire flou et mouvant où sensible, sauvage, sexuel et sacré se croisent et s’anéantissent. L’équivoque, l’ambigu, le déviant, le monstrueux percent la fausse façade du réel. L’amour y est tel qu’en lui-même, « toujours identique et jamais semblable, fuyant, inchangé sous ses masques et perverti même, souillé, violé, dévié, lacéré, mutilé, grimaçant, inondé de pleurs, insaisissable, omniprésent. »
En cette époque où l’empire du bien semble fermement résolu à restreindre les horizons de l’imaginaire en lissant tous les rapports humains, à réduire l’homme à une petite machine désirante dénuée d’aspérités et de goût pour les vertiges, à transformer l’éternité des sentiments en une parcelle du consommable, il convient vivement de ressaisir ces feux dissidents qu’allumèrent les écrits de Gabrielle Wittkop.
Nous avons au moins cette chance : s’il regarde des films et scrute les réseaux sociaux, l’ennemi n’ouvre pas les livres que nous aimons. Sachons profiter de ses ignorances.

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(quatre des six nouvelles des Holocaustes ont été reprises dans le recueil Le sommeil de la raison, paru aux éditions Verticales en 2003.)

UN SPECTRE HANTE LE WESTERN

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Si, au début des années 70, Jean-Patrick Manchette a enfin mis pied à la Série Noire – zone de confort pour l’écrivain professionnel qu’il tend à devenir – il n’en a pas pour autant terminé avec les basses besognes de la polygraphie alimentaire.
Georges Lesser, du groupe Solar / Presses de la cité, y pourvoit largement. En moins de deux berges, Manchette lui a déjà fourni un safari-porno (Les chasses d’Aphrodite, qui paraîtra finalement chez Régine Deforges), deux novélisations sous le pseudonyme de Pierre Duchesne, une série de sexpionnage sous celui de Sylvette Cabrisseau et s’est même payé le luxe de négrifier pour Josette Bruce, madame OSS 117, un Andamooka qui ne quittera jamais les tiroirs de son commanditaire.
Même topo à la Série Noire. Malgré le succès d’estime de ses deux premiers livres et les appels de pieds du cinéma, Manchette ne se montre pas bégueule et touche à tout. Relecture, traduction ; envoyez, c’est pesé.
Rien d’étonnant alors à ce que, fin 71, Robert Soulat, l’homme à tout faire de Marcel Duhamel, lui propose « d’écrire en Série Noire, pour 550 sacs, le scénario (en anglais) d’un film qui se prépare. »
Le dit-film, un western spaghetti, doit être être mis en boite par Duccio Tessari, réalisateur du diptyque Un pistolet pour Ringo / Le retour de Ringo. Le film ne gouttera jamais à la péloche. Un projet avorté comme des dizaines d’autres.
Reste le scénario. Signé par un certain Bath Jules Sussman – qui fourguera un autre sujet de western aux ritals, le cocasse La brute le colt et le karaté – il est jugé par Manchette « assez tarte, tout dans le masque, la brutalité, la grossièreté – influence du western italien sensible. »
À la lecture du bouquin, difficile de lui donner tort. Cet Homme au boulet rouge ne fait pas dans la finesse. Les yeux comme deux traits meurtriers, les poings qui s’abattent, les corps qui souffrent, l’intrigue qui file au large. On connaît. Mais Manchette, qui préfère à la grandiloquence d’un Leone le style classique des grands américains – Hawks, Walsh, Ford – trouve dans cet exercice alimentaire matière à s’amuser. Car si le western est la représentation du capitalisme sous sa forme à la fois la plus sauvage et la plus primitive, sa version italienne, caricature de l’originale, peut s’envisager comme le support rêvé à un jeu de massacre.
Manchette s’amuse, donc. Il pro-situationnise gentiment, ouvre son texte par une référence à la semaine sanglante de la Commune. Sous sa plume, le héros, Greene, devient un cow-boy stirnerien individualiste. Il refuse le travail, le progrès et les contraintes. Si une version de ce roman nous était un jour proposée en bande dessinée, nous le verrions, Greene, partir sur son cheval blanc en chantonnant « la vie s’écoule la vie s’enfuit » de Raoul Vaneigem.
Sauf que la vie ne fonctionne pas ainsi et que notre homme, rattrapé par des autorités discutables, passe du statut de maître sans esclave à celui d’esclave à plein temps, ramassant du coton pour un entrepreneur texan. Il en bave, il en chie mais, monolithique, il tient bon.
Manchette s’en excusera plus tard dans un entretien avec Guerif et Deloux : « Les dialogues et la trame sont strictement ceux du scénario, et le texte est systématiquement prolongé par des digressions marxistes tout à fait incongrues. »
Incongrues, mon cul. Elles font tout le sel du texte et tombent à point nommé. Jamais capital variable et plus-value ne furent des notions aussi essentielles au bon déroulement dramatique de l’intrigue. On sent que Manchette n’est pas loin de livrer son propre Il gèle en enfer – roman majeur de la Série Noire sur les nuisances du travail et ses répercussions dans la vie quotidienne – sauf que le dernier tiers marque le pas. Manchette n’est pas le seul maître à bord. Il n’est d’ailleurs maître de rien du tout. Graphomane enchaîné à la maison Gallimard, il est, comme son héros, contraint d’aller jusqu’au terme d’un contrat que d’autres ont défini à sa place.
Lui même l’avoue : « Si je m’étais senti libre […] j’aurais incendié la plantation de coton, je n’aurais pas laissé le propriétaire s’en tirer et faire fortune. »
Depuis, Gallimard, propriétaire du texte, l’a réédité à deux reprises. Plus fétiche que le coton, la littérature demeure une marchandise comme les autres.


L’homme au boulet rouge, B.J. Sussman & J.P. Manchette
Éditions Gallimard / Série Noire # 1546, 1972