LÀ OÙ Y’A DE LA GÉHENNE… (SUITE)

Satanik # 19, juin 1967. Le dernier numéro à paraître en français de l’affreux squelette italien.
En réalité, les numéros 20, 21 et 22 furent tirés à quelques exemplaires afin d’être examinés par la commission de censure (comme cela était de coutume à l’époque) mais ne furent jamais distribués – Anastasie et ses ciseaux en ayant décidé autrement.
Je les ai récemment vu proposé sur un site de vente en ligne à un prix à vous faire regretter de ne pas être dans les petits papiers de madame Bettencourt. Il semblerait néanmoins qu’un acquéreur se soit rapidement fait connaître.
Heureux homme.

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Mais revenons-en à ce fort commun numéro 19. Inutile de résumer l’affaire. La série repose sur un systématisme heureux. D’un numéro à l’autre, toujours la même chose. Satanik affronte une bande de malappris tout en échappant aux forces de l’ordre, bousillant sans sourciller gonzes et nénettes, ponctuant ses actes homicides d’une phrase bien sentie – « un salaud de moins sur terre » – « tu as ton compte, charogne » – le tout dans un noir et blanc aux éclairages violents.
Nocturne pour Satanik. « Le crime sans la nuit ne serait pas la nuit » disait Bataille, « mais, fût-elle profonde, l’horreur de la nuit aspire à l’éclat du soleil. »
Ici, l’éclat d’une ampoule flash révèle le criminel masqué s’adonnant à son passe-temps favori : le supplice façon garçon-boucher de filles dévêtues.

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À la toute fin du numéro, après quelques dessins humoristiques (?), diverses photos de starlettes plus ou moins connues et le traditionnel article sur la torture à travers les ages, viennent les deux pages du courrier des lecteurs. Un anonyme y écrit à son idole : « j’ai lu toutes tes aventures, depuis le premier numéro. Elles sont faites intelligemment et se lisent facilement, pourtant j’aimerai te demander une faveur: pourrait-on voir les femmes qui apparaissent dans tes livres avec des bas et des porte-jarretelles ? »
Réponse de l’intéressé : « Cher lecteur affectionné, j’accepte ton conseil et maintenant je ferai mettre des bas et des porte-jarretelles aux femmes avant de les buter. »
Charmante attention. Mais Satanik a-t-il tenu parole ? Seuls les possesseurs des trois numéros suivants le savent.

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BILE EN TÊTE

STERNBERG-LETTRE

« Une somme de médiocrités ne suffit pas à fonder une grandeur » disait Baltasar Gracián. Jacques Sternberg, qui ne connaissait sans doute pas cet aphorisme issu d’une récente traduction du Héros, l’illustra néanmoins parfaitement dans ce court texte paru chez Losfeld en 1972, Lettre aux gens malheureux et qui ont bien raison de l’être.

Plus en rogne que malheureux, remonté comme un coucou Belge, l’atrabilaire Sternberg s’en prend, 140 pages durant, à la France-mon-géneral, à Paris dans son grand ensemble et à sa culture en particulier. Il tire à boulets rouges, fait feu de tout bois – même du plus pourri – déverse son fiel à grands coups de prosonomasies. Malheur aux tièdes.
« J’exagère, je suis injuste, partial, injurieux ? Et alors, et après ? » se récrimine-t-il tout en énumérant inlassablement ses bêtes noires en royaume franc.

La culture ? « un vaste monoprix où tout est nivelé, étouffé, désamorcé, désingularisé. »
Le cinéma ? « un des rares sujets que le grand public peut comprendre. Normal : dans un pays où tout le monde est sous-cultivé, la littérature comme les arts plastiques deviennent des puzzles à migraines, mais le cinéma, industrie généralement simplette et conçue pour des esprits simples, reste à la portée de tous. »
La littérature ? pour le crétin moyen, ça se résume à « la lecture de France Dimanche, de Nous Deux ou du dernier Druon. » Mais rassurez vous, les autres, crétins inférieurs ou supérieurs, ne valent pas mieux en louant Françoise Sagan ou Philippe Sollers, « petite merveille d’ingéniosité qui sait faire pipi tout seul et crache six cent pages incompréhensibles quand on lui appuie sur le ventre. »

Suivent l’urbanisme et l’architecture (« de l’archipourriture »), les jeunes (« j’en profite pour avouer que, dans l’ensemble, les jeunes me font chier »), les vieux (verdict similaire), le foot, la pub, la télé, le tiercé, la chanson, mai 68 (« ‘Paris est en flamme’ titrait un journal étranger […] alors que quelques étudiants venaient de mettre le feu à une poubelle dans une obscure ruelle. ») et la bagnole, « cette plaie, ce massacre permanent, » son ennemi intime.

Évidemment, un pamphlet a souvent une date de péremption. Celui-ci a dépassé la sienne depuis fort longtemps. Et si il tient encore debout, c’est uniquement parce que Sternberg l’a écrit – exactement comme le mérite de Pays de Cocagne, qui est en quelque sorte son pendant filmique dans la méchanceté, la mauvaise foi et la haine du médiocre franchouillard, tient à ce qu’il fut réalisé par Pierre Etaix.
Reste l’essentiel : que cette Lettre nous permet, à nous les mélancoliques, les inconsolables, les désespérés, de relativiser.
Non, définitivement, ce n’était pas mieux avant.
Et cependant, rien ne nous empêche de continuer à penser que c’est pire maintenant.
Alors, à quand une nouvelle Lettre aux gens malheureux ? Et surtout : qui, plus d’une décennie après le décès de Sternberg, pour s’en charger et nous l’adresser ?


Lettre aux gens malheureux qui ont bien raison de l’être, Jacques Sternberg, Eric Losfeld éditeur / Collection L’Extricable # 2, 1972.

LÀ OÙ Y’A DE LA GÉHENNE…

TUEUR1Dans le registre du roman d’espionnage envisagé comme un divertissement-catharsis à l’usage du populo bas du front, le diptyque du Tueur que Roger Vlatimo signa en 1968 aux éditions de l’Arabesque est assurément un morceau de choix, la parfaite illustration au premier degré de ce qu’Orwell dénonçait dans son fameux Raffles et Miss Blandish, « ce culte de la puissance » où l’expression la fin justifie les moyens se transforme invariablement en « les moyens se justifient eux-mêmes du moment qu’ils sont suffisamment sales. »

On savait déjà Roger Vlatimo, auteur emblématique de l’Arabesque période moderne (65-69), plutôt prompt à laisser ses personnages se salir les mains dans les eaux fangeuses de la torture.
Un moyen fort pratique pour faire avancer l’intrigue à moindre frais, la torture. À quoi bon se casser la binette ? Mieux vaut faire frire celle – pas catholique – du premier loulou contestataire ou perturbateur qui passe dans le champ. Me reviennent quelques souvenirs des Luc Ferran de Vlatimo où son héros improvisait une gégène avec une batterie de bagnole, faisait goûter à quelque traître à la solde du marxisme international les joies de l’apnée en salle de bain ou étouffait du primitif anticolonialiste avec les moyens de la brousse – « Il le maintint une dizaine de seconde le visage enfoui dans la boue grasse. Puis relevant la tête souillée, horrible à voir, il questionna froidement. » (Symphonie en rouge et noir)
Vlatimo n’a jamais donné dans la dentelle, c’est un fait, mais avec ces deux romans-là, le catalan lâche sciemment la bride à ses mauvais penchants et fonce, droit dans les vertes et les pas mures.

Abandonnant l’habituelle défroque d’enquêteur-aventurier taillée selon le patron Paul Kenny & compagnie, son agent secret est ici une torpille quasi-anonyme, une machine à décaniller, un assassin assermenté sans passé ni attaches. Prénommé Didier, surnommé Le Tueur ; un visage d’ange, des yeux de poisson mort – « un individu hors mesures, invulnérable à toute forme de sentiments » – et une spécialité qui en fait l’agent de choc des situations inextricables. Car le Tueur travaille la viande sans sourciller, applique le supplice de la bidoche sans renauder.

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Dans T comme Tueur, il est envoyé à Venise en soutient à un réseau français totalement cramé par les manigances d’agents grecs tandis que dans Lâchez le Tueur, il s’occupe de dépatouiller dans la cambrousse Irlandaise un mic-mac entre indépendantistes locaux, trafiquants d’armes et nazis velléitaires.
Dans les deux cas, Vlatimo turbine au minimum syndical. Inutile d’y chercher du grand spectacle – requins affamés, tribus d’anthropophages, kung-fu spatial, hélicoptères qui explosent en plein vol : nada. L’intrigue se résume à une enquête bateau comme dans ses Luc Ferran les moins mouvementés. Sauf que là où Luc Ferran se contentait de poser les questions avec la brutalité d’une barbouze mal-dégrossie, Le Tueur hausse de quelques crans le niveau de barbarie.
Pendaisons baroques, visages enflammés, corps tourmentés de milles manières, l’homme s’en donne à cœur-joie.
Plus vraiment agent secret, Le Tueur se fait gestapiste grand-guignolesque et, à mille lieu du trop sérieux S.A.S. – que d’aucuns tiennent pour le parangon du bouquin d’espionnage sadique – ses délires homicides évoquent plutôt la série de photo-romans Satanik.
Mêmes manières, même cruauté, et même ricanement cynique que le squelette italien.
Il est d’ailleurs assez cocasse d’apprendre dans Lâchez le Tueur que notre homme éprouve (pour « des raisons très personnelles ») « une haine implacable » envers les nazis alors que rien, dans l’attitude comme dans les méthodes, ne le distingue de ces derniers.
Mais Vlatimo ne se laisse pas arrêter par de tels détails. Son (anti?)héros est avant tout un grand incompris – « L’abjection des autres lui rendait plus supportable sa propre solitude parmi eux. » – effectuant son boulot sans illusion, sans passion, sans jamais croire à cet idéal « qui n’est que prétexte à des marchandages sordides au niveau des chefs. C’était à ce monde de dupes que le Tueur refusait d’adhérer. »
Nihiliste cryptique ou bien paumé individualiste gonflé de puissance, il n’est, finalement, que le reflet de son lecteur dans une mare trouble.
Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que le Tueur, lorsqu’il a un peu de temps libre entre deux moments à usiner de la barbaque humaine au couteau, à la corde ou à la braise, s’offre – exactement comme son lecteur – « une tranche de loisir » :

« Il commanda un demi, sortit un bouquin de sa poche et se plongea dans la lecture. C’était un « espionnage », un ‘Luc Ferran’. Il en avait toujours un sur lui et deux ou trois dans ses valises. Indifférent au monde qui l’entourait, il le lut de la première à la dernière page. »


« T » comme tueur
, Roger Vlatimo, Arabesque / Espionnage # 524, 1968
Lâchez le « Tueur », Roger Vlatimo, Arabesque / Espionnage # 544, 1968

ÉROS BELGE

FRAGMENTS D’UNE BIBLIOTHÈQUE EN DÉSORDRE, troisième épisode. Inlassablement, je poursuis le déballage de mes cartons. Aujourd’hui, en compagnie d’une trentaine de polars belges, période 30-40 (Stanislas André Steeman, Max Servais, Jean Leger), je trouve ces deux bidules que je ne lirai probablement jamais mais que je conserve pour leur jaquette illustrée.

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Le premier – Liliane, danseuse nue, paru en 1948 aux éditions de la Concorde (rien avoir avec Maurice Girodias) – se termine par « merveilleuses et sereines, leurs deux ombres se frôlent, n’en forment plus qu’une, sous les ailes rouvertes de leur amour. » Tout un programme.
La conclusion du second – Thérèse Dimanche, éditions Léon Grave, 1944 – est plus tragique. « – Mon Dieu !… Pardonnez-moi !… Je l’ai tué pour lui épargner la honte et le chagrin ! »
Je n’en saurai pas plus. Au demeurant, est-ce nécessaire ? L’emballage suffit à mon contentement.

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(sous les jaquettes, la couverture – forcement, c’est plus austère)

FRAGMENTS D’UNE BIBLIOTHÈQUE EN DÉSORDRE : UN SUISSE LUBRIQUE

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Dans le précédent billet – le guide du queutard – j’évoquais au détour d’une phrase « les grandes œuvres pornographiques (mais bien trop méconnues) que Pierre Genève signa dans les années 60 en collections Citer et Véronèse. »
Ça n’a pas du causer à grand monde.
Ça peut se comprendre.
Afin d’éclairer un peu mieux le sujet, en voici donc trois, de ces fameux bouquins. Ils furent édités au début des années 60 par Georges Garnot, un proche de Roger Dermée (les éditions du Trotteur) et d’Edmond Nouveau (les éditions de l’Arabesque).
La belle triplette de filous que voila !

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Combien en existe-t-il d’autre, des bouquins de Genève dans ces deux collections ?
À vue de nez, une demi-douzaine, et sous autant de pseudonymes. La multiplication des signatures rend leur identification malaisée, d’autant que ces bouquins-là sont assez durailles à dénicher.
De véritables edelweiss de la littérature lubrique.

La particularité des romans de Pierre Genève – qui débutait alors dans l’exercice de la polygraphie alimentaire payée au lance-pierre – reste leur vulgarité frénétique.
Du jamais vu pour l’époque.

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Le canevas, toujours rudimentaire, permet tous les dérèglements et l’auteur, qui aime à se qualifier de « Saint-Simon du coït » ou de « Napoléon de la banderie », nous pond à longueur de pages de réjouissantes perlouzes comme « Ma fusée est prête à se satelliser dans sa chagasse » ou « Ma queue était superbe, semblable à un minaret damascène se dressant au-dessus de ses coupoles rondes. » On le sent survolté, le mec. C’est de la pornographie zazou, avec cette impression de lire un Boris Vian azimuté et priapique. « Bander et foutre, c’était mon gagne-pain » nous avoue-t-il.

Dix années et une bonne cinquantaine de romans de gare plus tard – principalement dans le registre de l’espionnage à deux balles – Pierre Genève lancera sur le marché des kiosques et librairies les éditions Euredif, célèbres pour leurs collections pornographiques bon marché à gros tirage. Certains de ses pseudonymes de l’époque Citer & Véronèse – Pépé Larista ou Saint-Amour – continueront à l’accompagner au fil des catalogues mais les débordements de ses débuts n’étaient définitivement plus de mise. L’ancien scribouilleur de cochoncetés à la sauvette était désormais directeur de collection, ça change tout.

Ainsi, si bouffer de la vache enragée donne assurément du nerf au vit, il est regrettable qu’une fois rassasié, celui-ci ne conserve pas sa première verdeur.


Culbutes
, Johnny Fagg, collection Citer 1963
À belles dents, K.R. John, collection Véronèse 1960
Le lit à baldaquin, St Amour, collection Citer 1963

LE GUIDE DU QUEUTARD

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Sexum, Max Lover (éditions C.E.F, 1971)

La pornographie a ceci de merveilleux que tout, absolument tout, y est possible. Non seulement « la réalisation du désir devance sa formulation » (pour reprendre les mots d’Annie le Brun) mais réalisation et formulation enfoncent joyeusement tous les excès, se permettent toutes les outrances, combinant l’incroyable à l’aberrant, l’étonnant à l’atterrant, envoyant le bon goût à la baille comme l’on tire la chasse.

Ainsi ce bouquin de pas grand chose, récupéré lors d’une razzia aux Petits Riens de la rue américaine d’Ixelles : Sexum.
Le titre, roublard, braconne sur les terres d’Henry Miller mais la volonté d’une certaine honorabilité littéraire n’ira pas plus loin.
La présentation ne saurait faire illusion. Sexum est un sale bouquin de cul. Sexum est pur de tout artifice culturel. Sexum sera nul et sa nullité demeurera rayonnante.

Les premières pages sont en cela parfaitement édifiantes. Georges, notre héros, prend un bain. Le bout de son gland émerge du fil de l’eau et, sur cet « îlot perdu au milieu de l’océan, » Georges pose un hanneton.

« La bouche entrouverte, Georges se laissa envahir par le plaisir. Il n’y avait pas de quoi se mordre les lèvres ! Même une suceuse maladroite aurait fait mieux ! Néanmoins, ce hanneton s’y prenait assez bien et ses petites pattes détenaient un réel pouvoir de jouissance. Baiser avec un hanneton, c’était presque aussi original que d’enculer des mouches ! »

Entre deux spasmes, Georges se questionne. « […] quel était son sexe, à ce hanneton. Avec un mâle, ne se livrait-il pas à un acte de pédérastie ? »
Enfin, Georges éjacule et son jet propulse l’insecte dans les airs, k-o.
Le roman est lancé.
Et si la suite ne surenchérira pas quant à l’absurdité totale de cette scène initiale – cas unique, je pense, de mélolonthinophilie en littérature lubrique – elle entérine néanmoins un niveau de loufoquerie assez rare dans le genre, habituellement plutôt terne, du bouquin de sex-shop.

Classiquement structuré en un feuilleton épistolaire (un couple libertin, Georges et Rosa, échange via les PTT ses expériences de débauche en province) et parsemé de minables calembours tout juste dignes d’un sous-San Antonio, Sexum joue au porno de terroir et opère une radiographie gentiment allumée de la France du bas-ventre.
Défilent ainsi, le long de cette pérégrination désirante au cœur de notre sexagone secrète, un python lubrique des bords du Cher, des nains circassiens du Jura, un cheval de trait du sud-ouest creusois, une femme enceinte orléanaise et les onze joueurs du football-club de Dole.

Sur une aire d’autoroute du 38 (Isère), madame s’envoie en l’air avec des pandores motorisés et, tandis que le premier lui enfonce le canon de son pistolet réglementaire dans le fion, le second se pogne en malmenant son dard « comme il l’aurait fait d’un gauchiste. »
Plus tard, à Lons le Saunier, la voila qui suce un artiste de cabaret. « Tu sembles avoir réinventé l’art de la fellation. Tu es le Picasso de la pipe, le Salvador Dali du pompier… Quelle personnalité ! Quel talent !… Chapeau à tes maîtres… »

De son côté, tout seulabre à Limoges, Monsieur repense la lutte des classe en marx arrière. « J’aime assez sodomiser un ouvrier qui sent la sueur et le linge pas très frais » nous confie-t-il avant de se faire sauvagement pilonner le derche par un bande de prolétaires nord-africains adeptes de l’huile d’arachide.

« – Dis-moi que c’est bon d’être enculé, hein ! Dis-le…
– Je le dis, je le dis… C’est bon… bon… Vas-y, vas-y… encore…
– J’y vais, mon pote, j’y vais… Attends… Je vais finir… Après, les autres… ils ont des grosses bites… »

Le bouquin enchaîne les scènes de baise sans relâche mais ne leur confère aucun relief. Les chattes, les culs, les cons, les chibres défilent mécaniquement. « Canon pointé, prêt à faire feu » déclare un routier cochon au membre gaulois.
De ce spectacle pistonnant émerge une certaine frénésie n’allant pas sans rappeler, sur un mode mineur, les grandes œuvres pornographiques (mais bien trop méconnues) que Pierre Genève signa dans les années 60 en collections Citer et Véronèse Le lit à baldaquin, Culbutes, Une belle gonzesse, etc.

« Le calendrier n’indiquait certainement pas qu’on en était à la Saint-Anus mais ce fut tout de même sa fête » écrit l’auteur en pleine montée de sève.
Pour le lecteur désaxé, c’est aussi la fête.
Un publicitaire en veine de formules pourrait ainsi phraser que Sexum est à la pornographie guide-michelin ce que la cocaïne est au sucre en poudre.
Le dosage a de quoi abattre net un éléphant en parfaite santé mais ne fera par contre lever aucune trompe.
Probable que ce ne fut pas véritablement le but de l’affaire.
Il n’y a d’ailleurs ici aucun but.
Sexum est un roman inutile. Sexum est donc beau, à sa manière.

LA PRUNELLE DE L’ŒIL

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Nombreux sont ceux qui connaissent Marc Behm sans vraiment le savoir. Mortelle randonnée, le film, est passé par là. Inutile de s’y étendre.
Le roman, par contre, possède à mes yeux une valeur plus profonde. C’est le premier de l’auteur et tout ce que Behm aura à offrir par la suite s’y trouve déjà esquissé. Son héroïne préfigure La vierge de glace et La reine de la nuit, la faucheuse désabusée du diptyque Crabe / Et ne cherche pas à savoir, la tragédienne shakespearienne « entêtée et renfermée, froide et solitaire, indépendante. » Elle est ce puzzle incomplet dont les pièces s’imbriquent selon des logiques multiples et hasardeuses.

Ici camouflée en meurtrière floue et incertaine, elle se trouve prise en filature par un enquêteur vieillissant surnommé L’Œil – surnom aussi judicieux que roublard. Ce dernier, entièrement magnétisé par la jeune femme, la suit d’abord par fascination puis devient son ange gardien, lâchant la proie pour l’ombre, lâchant tout et partant sur les routes.

Roman surréaliste, assurément, même si le terme ne signifie de nos jours plus grand chose à force d’avoir été usé en tout sens.
Il n’en existe pourtant pas d’autres pour qualifier la grande voltige que Marc Behm, auteur térébrant, sut communiquer à ses œuvres pour pallier au trop peu de mystère des réalités de papier.
Forme instinctive se débâtant dans les mailles de la survie, son héroïne trace une ligne de vie toujours parallèle aux normes sociales tandis que l’Œil, rêveur définitif lancé sur ses pas, remonte simultanément le cours de son passé, s’évertuant à révéler la femme mystère comme d’autres traquent les boutons de rose.
Ensemble, communiquant télépathiquement mais ne se rencontrant jamais, ils cherchent les réponses à quelques questions essentielles – « Comment se fait la partage de la lumière ? La pluie a-t-elle un père ? De quel sein est sorti la glace ? »

Dans Nouvelles Hébrides, Desnos demandait « Qui est-ce qui, d’un geste, courbe vers les fleuves les canons et les sémaphores ? Qui est-ce qui noie sans pitié les prunelles dans les souvenirs alphabétiques ? »
Les livres de Marc Behm ont cette qualité. Ils sont cet espace mouvant où la poésie et le roman noir font l’amour, le chant de ruine des rêveries primitives et de la psychanalyse sauvage.
Les questions demeureront des énigmes. Les romans de Marc Behm aussi. Ils nous agaceront longtemps, de lecture en relecture, jusqu’à ce que tout se brise dans les flots tempétueux de la vie courante.

Mortelle randonnée, Marc Behm
Gallimard / Série Noire # 1811, 1981

LES CHANSONS DE JEAN-PIERRE ENARD

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Il y a tout juste un an de cela, l’INA mettait en ligne un extrait vidéo daté de 1964 et dans lequel un jeune homme au visage poupin et à la diction précieuse disait tout le mal qu’il pensait du livre de poche, ce format bon-marché qui « fait lire beaucoup de gens qui n’avaient pas besoin de lire, qui n’avaient jamais ressenti le besoin de lire. »
Ce jeune homme, c’était Jean-Pierre Enard, pas encore journaliste, pas encore chercheur en gadget pour Pif, pas encore écrivain mais simple esthète de la chose écrite.
Avec force commentaires outrés, les réseaux dits sociaux partagèrent la vidéo sans qu’il fut possible de distinguer, dans toute cette masse indignée, des personnes ayant lu l’auteur en question.
Forcement, ç’eut été le cas, le bon peuple du Facebookistan – cette espèce de dictature abstraite et fort bruyante – se serait rendu à l’évidence ; que l’extrait, décontextualisé, n’était qu’une farce et qu’Enard, grand amateur de romans de gare, de chansonnettes, d’illustrés populaires, d’imagerie colorée, ne faisait qu’y jouer un rôle malicieusement snob.
Le bon peuple du Facebookistan, trop souvent victime de ces gros mots qui masquent les petites idées, ferait mieux de lire de vrais livres plutôt que de se repaître d’articles du gorafi et de vidéos virales.

Et pourquoi, justement, ne pas lire les livres de Jean-Pierre Enard ?
Lui qui affirmait qu’un bon écrivain est un écrivain mort en a désormais tous les attributs.
Décédé trop tôt, peu fréquenté, vaguement oublié mais toujours édité ou facilement trouvable.
On peut, par exemple, demander à son libraire de commander La Ligne de Coeur, son deuxième roman dont le style hussard et soigné drape l’itinéraire désabusé, parallèle et parisien de deux paumés s’essayant à la dérive pour une journée.
Bien que publié en 77 sous une couverture vert-pomme à la défunte enseigne du Sagittaire, le bouquin est toujours disponible à la commande. Son stock dort paisiblement sous des tonnes d’invendus de la maison Fasquelle, à deux pas du reste de la production d’Enard chez Grasset – Photo de classe (1979), Le voyage des comédiens (1981), Le métro aérien (1986).
Voila l’un des avantages d’entretenir de bons rapports avec son libraire. On peut l’emmerder en lui commandant des machins qui auraient dû être épuisés depuis belle lurette.

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Maintenant, si vous préférez laisser l’exclusivité des vieilleries aux bouquinistes, aux Emmaüs, aux brocantes et aux puces (d’autant que Grasset, contrairement à Gallimard, abuse sur les tarifs de ses invendus…), sachez que Jean-Pierre Enard fait parfois l’actualité chez cette excellente maison d’édition bordelaise qu’est Finitude.
Furent ainsi publiés, au cours des dix dernières berges, son premier succès (Le dernier dimanche de Sartre), un recueil d’articles mordants (Un bon écrivain est un écrivain mort), une version très joliment illustrée de ses contes polissons (Contes à faire rougir les petits chaperons), un imparable hommage au roman noir (La reine du technicolor) et, dernier en date, une maline compilation de nouvelles au titre et à la couverture impeccables : L’existence précaire des héros de papier…

Celui-ci, entre l’intimisme nouvelle-nouvelle-vague, les envies d’un feuilletonisme débridé et les tentatives d’approches d’un néo-polar par la bande sensible, fait office de manifeste. Tout Enard (ou presque) s’y trouve en condensé : ces comédiennes de théâtre désenchantées, ces paumés au cœur lourd que la vie croque sans pitié, ces lycées baptisés Henri-Calet où l’on aurait aimé étudier et ces chambres d’hôtel qui rappellent celle où Albert Vidalie et Antoine Blondin se réfugiaient, dans Monsieur Jadis, pour cuver leur trop plein d’humanité.
Enard partage d’ailleurs avec les deux lascars précités cette même tendresse sans illusion qui vous fait voir la vie en rosse sans que ne s’efface un certain sourire, celui que l’on garde en soi, comme une cicatrice.

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Me vient ainsi en tête ce passage dans La reine du Technicolor. Enard évoque un second rôle romantique et suicidaire ayant enfin résolu l’équation à son grave problème existentiel par une pendaison :

« Cet homme-là ne s’était jamais habitué à vivre. Tout lui était douleur ou passion. Nous, nous apprenons à soigner au jour le jour nos petites blessures et à éviter qu’elles n’empirent. Lui ne se guérissait de rien. Il aimait à jamais, comme dans les chansons. »

Comme dans les chansons, Enard n’évite pas la guimauve, tombe parfois dans les travers sentimentaux de la fiction blanche, l’espace d’un paragraphe ou deux, avant de se rattraper aux branches du doux-amer.

Mais comme dans les chansons, celles en 45 tours que l’on écoute jusqu’à en user les sillons, il y a dans la lecture de bouquins d’Enard cette sensation primordiale de rattraper une époque par la manche, une époque jetée par dessus bord au profit d’un avenir plus rentable et moins bancal, l’époque des images naïves dont se repaissent encore les désenchantés en veine d’espoir, l’époque des idéologies pas tout à fait trahies, où la vulgarité n’était pas encore triomphante, où les poupées médiatiques de sons et de maux n’avaient pas encore remporté la partie.

D’ailleurs, à propos d’un de ces émissaires de la « pub-philosophie » (genre Glucksmann, Levy ou Bruckner), Enard lance, dans Le métro aérien, cette pique youpitante : « Il avait été mao, jadis. Oh, bien moins qu’il ne s’en est vanté dans les interviews. Il n’était pas du genre à mourir devant un portail d’usine. Son action proletarienne se limitait aux cafés de la rue des Saints-Pères et de la rue Jacob. Il faut lui rendre justice : il a depuis changé d’opinion, pas de territoire. »

Le temps passe, cruel, mais la justesse du regard d’Enard continue de nous venger.