HOMOTOMOBILUS HOLOCAUSTE

BASTIANI-LGE

Les festivités sont propices aux catastrophes et les fins d’années ne prennent sens que lorsqu’elles se parent des atours de fin du monde. Habitué à ce type d’agapes désastreuses, Ange Bastiani avait déjà, sous le pseudonyme de Maurice Raphaël, exploré ces zones de déliquescence mentale et sociale qui tendent à éclore spontanément en périodes violentes et passionnelles – que ce soit la grève générale devenant famine démentielle dans La croque au sel (1952, éditions J.A.R.) ou la soirée à l’opéra se transformant en bacchanale effroyable dans Le festival (1950, éditions du Scorpion).

Avec Le grand embouteillage (1974, chez Jean Dullis éditeur), il retrouve cette même fièvre démesurée, ce ricanement ivre et cynique, cette flamme célinienne qui habitait ses premiers romans. Les vingt années passées à usiner du polar à la chaîne ne semblent pas avoir entamé la rage qui l’animait alors – tout juste apparaît-il plus roublard, plus sur de ses effets, moins imprévisible dans ses saillies.
Ici, un embouteillage monstre immobilise Paris le soir de noël. Paris outragé, Paris constipé. La mécanique automobile, opium de l’homme moderne, rend l’âme. Le bon peuple craque, le verni s’effrite. Fini l’hypocrisie. Ça beugle, ça crie, ça s’insulte, ça s’agite, ça s’agrippe, ça se viole, ça se mutile, ça se suicide, ça s’extermine.
Bastiani donne libre cours à son style éructant, replonge dans l’expressionnisme fébrile de ses débuts, enchaîne les visions hallucinées. Un autobus ouvre sa porte-tambour et dévide son trop plein de chair humaine sur la chaussée – « Puzzle chanstiqué, bras, cuisses, panards, doudounes, paluches, tronches, postères en vadrouille, inextricable écheveau, secoué de convulsions, bramant sa trouille, sa douleur grande, écartèlement, dépeçage, étripage. » Plus loin, des putes s’en mêlent – « Toutes là, tournicotant autours des bagnoles immobiles […], les jeunabres et les vioques, les pimpantes et les affreuses à pas toucher avec des pincettes, les naines, les négresses, les éléphantiasiques, les boscodes, les sans-dents, les grêlées. »
C’est Otto Dix période pompido-giscardienne.

Au milieu de toute cette humanité souffrante, branlante, pantelante, quelques figures paumées impriment leur parcours au fil du livre. Deux motards-loubards qui sèment la panique dans les rues, un couple de jeunes mariés en goguette, un assureur qui prend en otage le bus de la ligne 86, un transsexuel à la dérive, une gamine qui fugue, un homme dont la femme s’apprête à accoucher, un patron d’entreprise épris d’une poupée gonflable, un cadre cancéreux au chomedu – autant de destins dérisoires qui tracent leurs lignes parallèles et fuyantes dans le chaos ambiant.
L’exercice polyphonique est habilement mené et permet à Bastiani de tenir son gigantesque grincement de dents sur plus de quatre-cent pages, avec la haine des uns envers les autres pour seul carburant. On pense souvent à Gaston Criel et à son recueil Popoème (1976, réédité en 2015 au Chemin de fer). Mêmes obsessions – la défécation, la publicité, la marchandise, le cocufiage généralisé –, même frénésie, même misanthropie irrémédiable. Aucun horizon pour personne, sinon les boites de conserve, les gadgets en plastique et la vie en collectivité, enfer à ciel ouvert et pollué.
Comme le constate un routier, rendu aveugle par un accident de poids-lourd : « En fait, la voiture ce serait impeccable, si on était soi tout seul à en avoir une. »

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